Mercredi 17
La fripe est un épuisement avant tout social. Je vois arriver Colombine, non prévue, avec un soupir intérieur profond qui m’attriste mais que j’apprends à assumer. Elle est toujours aussi bavarde, c’est à dire en boucle, c’est à dire qu’elle répète à l’infini les mêmes sujets en ajoutant « je te jure je mens pas » qui me hérisse chaque fois, mon esprit cherchant, du coup, le mensonge dans la phrase. Elle m’achève lorsqu’elle me dit, agacée, « mais en fait on fait toujours la même chose ici », je ne peux que plussoyer : des vêtements, encore des vêtements, seulement des vêtements. Oui le travail est répétitif. À force d’insistance je finis par entendre-saisir-déduire qu’elle voudrait trier les nouveaux arrivages plutôt que trier, plier et ranger ce qui est déjà en place. Comme elle ne me l’a pas dit frontalement, je peux encore éviter la chose. C’est qu’elle n’a aucune idée de comment séparer les vêtements par saison été/hiver (ce matin encore, elle voulait virer un col roulé alors que nous préparons l’automne, et gardait obstinément les manches courtes que nous devons retirer ; expliqué trois fois), ni n’est capable de voir les taches ou les déchirures. Il y a longtemps que je sais qui répartir ou, pour éviter les mauvaises surprises aux clients. Est-ce que je vais devoir la changer de poste ? C’est une possibilité que je ne suis pas prête à regarder en face. Je me fais l’effet d’une personne horrible, après tout si elle veut trier qui suis-je pour l’en empêcher ? Je n’ai aucune responsabilité réelle, ma seule responsabilité est celle que les autres voient en moi (si ce n’est pas dingue, ça tout de même). Cela me demandera de repasser derrière elle, double travail. Non je ne suis pas prête. Pour autant, j’ai dû repasser quelques fois derrière Mélusine qui fait pourtant un super boulot de tri et rangement, et je suis certaine que je laisse parfois échapper un trou ou une tache, nous ne sommes pas infaillibles. C’est juste… que ça serait trop. Et que si elle réalisait comme elle est libre, elle ferait bien ce qu’elle veut. Pourquoi est-ce que je finis toujours, dans tous mes boulots, par être une personne référente – vraie question.
Nous avons eu du travail par-dessus la tête, et quand on a pensé s’en sortir, des gens sont venus déposer tout un tas de sacs. J’ai tenté d’être raisonnable, je veux dire vraiment. Je ne dois rien porter, je le sais, mon corps le sait, la collègue le sait, je suis certaine que le sac le sait. Ne me demandez pas comment j’ai terminé avec ce gros sac dans les bras.
Jeudi 18
Je me suis concentrée, les mains dans la glaise, presque. L’argile a cette étonnante sensation de glissement fragile, sec sans l’être, certainement pas humide, un entre deux indécis étonnant. J’y ai entrainé Kira et Lutin·e dans des citrouilles qu’il faudra peindre. Un jour. Un autre.

Vendredi 19 – pagaille émotionnelle
Ça ne va pas, je pleure, je suis fatiguée mais surtout je pleure pour. autre. chose. J’ai besoin d’un truc régressif, je me fais un déca pour aller avec le biscuit chocolaté (qui tient plus du chocolat que du biscuit) qui me fait croire que je suis chez Blanche même si c’est faux, qui me fait croire que je pleure sur son épaule. Ça marche deux heures et puis je retombe dans une détresse que je n’ai pas envie de nommer – on sait tous que le sentiment d’abandon n’est jamais loin.
le cœur explose juste quelques mots – alors le crayon et s’y blesser les doigts – hurler ce qui ne se dit pas au gris sur le papier – l’écriture ne suffit pas puisqu’elle s’impose un silence – chaos des pensées dans tous les sens
Lu chez La lune mauve
« il faut se donner la confiance d’un homme cisgenre blanc médiocre »
j’ai ri parce qu’il est envisageable d’exprimer le fait que je ne l’ai même pas, celle-là –
maladresse d’un dessin reproduit
l’urgence angoissée disparaît dans les traits au crayon, le désespoir mêlé de hurlements se pose dans le noir de la fleur je l’assassine de noir il y a trop de noir – j’écris Perfection is boring anyway et je le pense vraiment sur l’instant.
Dessiner de noir me recentre. Je me suis repliée dépliée, c’est un peu douloureux.
Le soir, on se répare.

Samedi 20
À la médiathèque je regarde le rayon anglais avec un espoir légèrement teinté d’inaccessibilité, est-ce que je pense vraiment lire un ouvrage dans cette langue que je ne sais pas parler ? Et tombe, bien en évidence, sur le tome 1 des Bridgerton, lu en français (pas formidable, disons passable) après voir visionné l’excellente série Netflix (son ton décalé, un régal). Je l’ouvre par amusement, lis les premières phrases par curiosité, me sort avec succès du premier paragraphe et donc je l’emporte avec le désir profond de le lire malgré la tonne de fatigue installée sur mes épaules – est-ce que je vais rompre à même le sol, possibilité.
Dimanche 21
Nous nous levons trop tôt, je m’en aperçois lorsque je reçois un sms de Blanche : son train a 1h10 de retard. Mais elle finit par arriver, notre principal visée. Nous nous retrouvons de nouveau, cette fois à Nîmes ; nous ne nous sommes jamais autant vues-croisées que cette année, dans des lieux de France plus ou moins différents, c’est merveilleux. Les mots nous tissent, conversations difficiles en mouvement entre elle et moi, parce que l’humanité est ainsi, à faire du mal à son prochain et qu’ensuite, ensuite, on tente de réparer soigner faire avec. J’aimerais l’aider au-delà de l’écoute. Dans le restaurant où nous avons échoué, je mange jusqu’à explosion – si délicieux.






Lundi 22
Je fais le gâteau aux myrtilles en urgence le matin, pour le dessert partagé du repas de midi qui ne l’est pas. Impression de continuer de courir après une horloge qui n’en fait qu’à sa tête, je dévale une pente et la question est y aura-t-il chute. Les enfants restent de leur côté (c’est-à-dire chez moi) et j’arrive seule chez ma belle-mère, déçue de ne pas les voir. Je crois que nos enfants respectifs seront toujours cette source de tristesse pour elle, ils restent à distance.
Lutin.e et Blanche repartent, et il était temps pour iel au bord de la panique sur l’alimentation. Je n’ai pas l’option frites en sortant de ma maison, comme chez Blanche, c’est toute la complication d’être à la campagne. Les difficultés alimentaires chez la personne autiste et donc pour l’entourage, on n’en parle pas suffisamment.
Maintenant qu’on a la place pour penser, Kira reparle de son cosplay. Pour. Di.man.che. Faites des enfants. Blanche accepte de s’occuper de son masque (ça fait trois mois qu’elle en parle, pour sa défense, mais je ne comprends pas comment le fabriquer, et la robe j’ai repoussé parce que la terreur de la chose) pendant que je me charge de la robe, donc. Je trouve chez ma belle-mère un vieux patron qui peut faire l’affaire, sur lequel il faut rallonger et évaser les manches (ah ah) et évaser également la robe. En gros, j’ai un patron pour tout créer différemment – on dirait une recette de cuisine.
Elle nous emmène, à trente minutes de la fermeture, dans une boutique de tissu, on regarde un rouleau, deux rouleaux, dix rouleaux, mais le orange ne convient jamais et puis celui-ci il irait bien mais c’est le tissu le problème : il est de mauvaise qualité (dixit la vendeuse qui a raison) et il n’est pas du tout fait pour une robe (dixit la vendeuse qui a raison). Donc on en prend trois mètres : ma belle-mère a dit « mais si ça ira très bien ».
Mardi 23
Je me réveille, il est 10h passé et je n’ai pas vu la fatigue me tomber dessus mais ça fait sens, comme dirait Kira. On prend le petit déjeuner et on se lance dans la retouche du patron, qui nous prend la journée avec tout un tas d’idées de ma belle-mère qui concrètement n’arrive à rien et me fait m’arracher des cheveux. Cela se résout finalement grâce à la magie des vidéos sur le net : pour évaser une manche, il faut couper dans le sens inverse du premier bord en créant un triangle (je jure que c’est simple quand on le voit faire). Reste encore à élargir la robe depuis les hanches, mais on a enfin avancé. Je passe mon temps à déplacer les épingles dans le droit fil du tissu, mais sinon ça va.
Je ne sais pas à quel moment je me suis dit que la robe, de trop compliquée à coudre, serait simple, soudain. L’angoisse monte à chaque trait de craie sur le tissu. Plus je lis les consignes sur le patron, moins je les comprends.

Le même début de l’histoire, je crois que toutes les chutes commencent par une photo-sang.
Ma tante-marraine m’a appelée, elle a dit je t’envoie une photo. Je ne sais pas le besoin d’envoyer des photos comme ça, je veux dire… j’ai eu la nausée.
En pleine nuit, les corps s’effondrent et s’ouvrent le visage, ils se fendent comme des masques mal posés. Il semble qu’il était trois heures, est-ce que c’est intéressant, trois heures, est-ce qu’on le ramène à la mort de ma mère à trois heures du matin ou est-ce qu’on se tait pour n’y voir qu’une mauvaise chute aléatoire sur une heure aléatoire. Ma grand-mère se lève et je ne sais pas – elle ne sait pas dire, elle non plus – mais est-ce que quelqu’un a songé qu’elle prend un calmant, le soir ? Que les nuits calmées font les chutes plus violentes ? Elle a voulu se rendre aux toilettes et elle a basculé, la tête a heurté le métal du lit ou alors seulement le sol, elle a saigné elle a pleuré elle a appelé mais la nuit est loin des soignants et elle est restée là des heures à saigner, à pleurer et à appeler. Elle a eu tellement peur, elle a accepté d’être changée de chambre. Pour être plus proche de la salle de garde. Pour ne plus avoir d’escaliers qui font angoisser tout le personnel, aussi. Elle doit être tant stressée, je crois qu’elle a perdu des heures de vie dans la chute et le changement, peut-être des semaines. Je n’ose songer des mois. On perd les personnes d’un âge avancé sur des chutes-changements, et sur leurs bleus de sang coagulé, on lit les nuits abandonnées.
Partages
. Blog : Le jour où j’ai compris pourquoi j’avais mal, de Sophie Gliocas (je me suis dit, ça serait bien que je me penche sur la question, et puis la question a rigolé, est-ce qu’il y a une seule de mes foutues douleurs qui puissent devenir une priorité ? Je repousse à plus tard, pour un jour où j’aurai le temps de me poser la question sur la priorité des douleurs à gérer dans mon corps qui de toute façon, encaisse les unes et les autres)(à ne pas commenter sans y avoir bien réfléchi, vous êtes prévenus)
. Art : Laurence Délis, projet de livre d’art
. Photographie : chez Au seuil des paysages (Mylène Gauthier)

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Qu’est-ce que c’est que cet « atelier de reliure » que tu as photographié le 21 ?
Aucune idée. Je soupçonne un atelier qui a fermé, et que soit le propriétaire soit des personnes tristes de cette fermeture, ont décoré le rideau de pages de livres. C’est assez impressionnant sur place, magnifique et imposant.
J’adore cette photo ♥
Merci pour le partage.
Avec plaisir, cette photo est sublime