Je ne sais pas où j’en suis des jours, je me suis laissé traverser et l’après est un peu flottant. J’ai retrouvé Blanche à mi-parcours – tiers-parcours serait plus juste – malgré un premier train purement annulé et non remplacé. Se déplacer avec la SNCF tient du combat, souvent, ce n’est même pas qu’on ne sait pas quand on va arriver, on ne sait juste pas si on va seulement pouvoir partir. J’ai eu la chance de pouvoir être déposée à ma gare de correspondance, mais ça a tenu du hasard. Lorsque j’ai voulu me faire rembourser mon billet au guichet après 45 minutes d’attente, ça m’a été refusé parce que je l’avais payé en ligne. Une cliente derrière moi (même train annulé, même réponse) m’a dit que sur le net, elle n’avait jamais reçu le remboursement d’un de ses voyages précédents. Ça promet.
– retrouvailles –
Retourner sur mes pas est si perturbant. La ville ne se ressemble plus, elle déborde, elle empile une terre brisée et des tramways, ses fondations se renouvellent, les habitudes s’effondrent. J’ai pourtant retrouvé Café Solo, mon salon de thé de cœur. La première fois que j’y ai remis les pieds, j’avais quitté la ville depuis cinq ans : la gérante m’a reconnue immédiatement. Je suis chaque fois soufflée. Cette fois, je ne sais plus compter, peut-être plus, peut-être moins, le temps passe bien trop. Je ne viens plus souvent mais je reviens toujours, c’est certain. Et elle me reconnait, de nouveau, elle sait qui je suis, se souvient que j’habitais juste à côté. Impressionnée, je le lui fais remarquer, ce à quoi elle me répond « mais vous êtes ma plus ancienne cliente, vous avez été là à nos débuts ». Je ne réalisais pas. En comptant, c’est presque vrai : ils ont ouvert en 2002, je me suis installée en 2004 (mais je suis probablement celle qui est restée depuis les débuts, malgré tout). J’ai une tendance à la fidélité des lieux, si je me sens bien je reste à vie. Alors à chaque passage, si j’ai besoin de thé c’est chez elle que je vais. J’aime leur thé, j’aime l’odeur du café torréfié, j’aime la déco rétro, j’aime les personnes qui ont fondé le lieu, c’est une longue histoire d’amour-amitié.
Nous prenons un thé dans la nouvelle salle, superbement décorée. Je ne la connais pas et pourtant je suis comme chez moi, étonnant comme on peut se glisser dans un lieu…
J’attrape des photos à l’arrache, ce n’est vraiment pas esthétique et ne rend pas (du tout) la beauté zen du lieu – je crois, ce n’était pas le propos, je parlais j’écoutais, alors photographier hein…




Nous buvons plusieurs tasses de thé, nous marchons dans les rues, nous travaillons les silences, nous parlons et creusons ce qui échappe, nous croisons de loin un copain pour moi qui est un ancien ami pour elle sans l’envie de rentrer dans la boutique dire bonjour – repli assumé sur nous-même – nous mangeons sur des bancs au milieu des fleurs et des oiseaux, nous savourons des framboises des fraises des cerises mais les myrtilles il n’y a qu’elle – je n’aime pas – nous vendons nos livres et nous en achetons d’autres (j’ai trouvé le quatrième tome de Hearstopper d’occasion, il ne me manque que le dernier), nous observons la fontaine qui bascule sous son poids, j’écoute seule un orchestre qui me plait alors que je n’aime pas les orchestres (seule parce que la musique est son bruit à elle – anhédonie musicale), je ne prends pratiquement aucune photo, elle se moque de moi (et LeChat fera bien pire à ne plus s’arrêter de rire) parce que je suis évidemment passée à côté de ses mèches rouges (alors qu’une fois les yeux posés dessus, on ne voit que ça), elle me montre comment créer un carnet sans colle ni aiguille et j’adore l’idée créative en pleine chambre d’hôtel, nous nous endormons tard le lendemain de la nuit.

Sur le trottoir une jeune fille dessine et vend ses œuvres avec un panneau « aidez-moi avec de l’argent, avec un repas », une femme court tout en noir et rose, un homme assis au sol fait la manche il nous dit bonjour et nous sourions à trois, un homme abîmé de soleil et de nuits me tombe dessus et me dit presque en larmes « j’ai faim aidez-moi » et je n’ai rien sur moi mais j’ai des tomates et un pain entier il m’agresse presque il veut de l’argent et seulement de l’argent, un homme avec un chien attaché au poignet fait semblant de parler au téléphone ou de slamer on ne sait pas vraiment alors il marche et le chien suit malgré lui mais en fait il tourne en rond et le chien aussi et pendant ce temps il parle il scande et il n’y a personne de l’autre côté de ce téléphone qu’il tient pourtant à son oreille depuis quarante minutes même si parfois il l’en retire dans des gestes désordonnés, un jeune couple s’extasie sur le goéland qui se pose sur la tête d’une statue et nous rions tous les quatre du fait que nous venions nous-même de le faire, nous nous comprenons entre les gens et nous nous parlons entre les lignes, comme jamais quittées.


J’ai conscience d’un espace suspendu, d’être arrêtée, d’avoir cette chance folle d’être là où je suis avec elle, de voler ou d’arracher ce temps à – la vie, la maisonnée, le quotidien, le monde, la chute – j’ai conscience d’aller soudainement bien mais d’être en équilibre, d’être dans un intervalle improbable alors que tout autour s’effondre et se fendille et que d’habitude, moi aussi. Je respire de ne plus être chez moi, je respire d’avoir laissé ceux que j’aime, je respire d’être avec elle.
Le samedi je l’accompagne au plus proche pour qu’elle n’angoisse pas (elle se perd après trois pas) et est-ce pour ralentir la fin ? dans l’escalier le genou droit se détourne et ne se pose plus, je clopine en souffrance jusqu’à l’arrêt de tramway, l’orthèse en place. Et puis elle s’échappe (la douleur aussi mais une heure a passé assise sous les arbres à manger des fraises, c’était le moins qu’elle pouvait faire), elle part à son mariage et je rentre chez moi, les heures envolées dans la valise à côté des livres qu’elle m’a offerts.
Je reprends pied dans la réalité lorsque j’appelle ma grand-mère plus tôt, pour ne pas être dans le train et gêner des oreilles. Elle n’est pas sûre que je sois moi puis elle est certaine puis elle vérifie : « C’est Ambre ? Oui c’est toi. Oui voilà, toi ta maman n’était pas bien ce qu’il fallait ». On peut le dire ainsi. Je suis désormais reconnaissable à « la maman qui n’était pas bien ce qu’il fallait » et c’est brutal cette fois, après mes deux journées hors du temps.
Pourtant… je rentre, mais pas vraiment, je m’attarde dans l’échappée encore un peu. Un peu plus en vie ,sans doute, d’avoir un temps été deux.
En savoir plus sur Carnets
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
Du beau et bon temps à deux…c’est toujours à prendre. Et quand on revient dans des endroits aimés, ça ajoute une émotion, une sensation. Heureuse que tu ai apprécié cette escapade.
Merci, ça m’a tant apporté, j’aimerais pouvoir faire ça plus souvent !
Des moments qui feront du bien à se rappeler plus tard… (ma phrase n’a-t-elle aucun sens ou suis-je juste trop fatiguée ?)
Bien sûr qu’elle a du sens ♥