Jeudi 13 – Abîme
J’accompagne Kira entre les gares les trains les émotions, je suis une intermédiaire, je la fais s’envoler vers Paris une fois la correspondance passée et j’ai cette ambivalence de la vouloir capable de le faire seule et dans l’inquiétude qu’elle le soit un jour ou alors jamais – cela devrait déjà. Est-ce qu’on peut aller plus vite que nos capacités ? absolument pas. Est-ce que je le désirerais ? parfois.
Elle sort du train et je m’apprête à la suivre, quand devant moi une personne aide à soulever un landau pour compenser le gouffre entre le TER et le quai ; il est impossible de passer normalement il faut enjamber le vide et c’est fou comme l’angoisse pourrait surgir de ce trou béant. La maman échappe le biberon, cela arrive très exactement entre ce quai et ce train alors qu’elle soulève le landau, je le vois tomber dans l’indifférence totale, les gens passent, continuent leur chemin et partent. Le flot de personnes continuent de s’échapper pendant que cette femme se décompose, le landau d’un côté le biberon de l’autre, comment laisser l’un ou l’autre dans le flot de personnes bousculantes… et je me questionne, est-ce que mon dos va pouvoir se baisser. J’en conclus que ça va passer, que le train ne bougera pas puisque la planète entière est en train d’en descendre. J’arrête un monsieur et sa valise au moment où ils allaient sortir et il attend patiemment, il bloque même avec ses valises l’accès aux autres passagers, je descend entre le train et le quai avec la sensation de tomber dans une usine de rouages bruyants, je descend entre mais sans toucher ni le quai ni le train, l’espace me parait encore plus immense depuis les bas-fonds, j’attrape le biberon que je passe à la maman qui récupère et le biberon et ma main (comment fait-elle) et je remonte au moment où un contrôleur passe, catastrophé que j’ai pu tomber. Il est finalement effaré d’apprendre mon geste volontaire, « si le train avait bougé vous auriez été découpée » il n’est pas énervé juste affolé. Il repart sans que j’ai le temps de répondre, le train était trop loin de moi pour un quelconque danger. Qu’ils construisent donc des trains adaptés à leurs quais, à leurs clients, à leurs émotions, qu’ils construisent donc un pont pour combler les angoisses accrochées aux rebords trop éloignés, qu’ils construisent de la douceur avec ce que nous perdons entre les rails et alors peut-être, je songerai à ne pas aider mon prochain.
Vendredi 14 – Arrêt
Je m’arrête.
Je m’arrête de lire d’écrire de coudre de marcher de parler de manger d’exister d’être de voir de répondre de regarder de plier de rire de pleurer je m’arrête et tout se fige comme un cours d’eau en plein mouvement.
Je n’ai aucune idée de ce que je fais ce jour.
Samedi 13 – Regards
À la médiathèque, je fuis l’expo photo où le photographe Sylvère Petit parle parle parle (et ça a l’air très intéressant, ce n’est pas le problème c’est seulement moi qui ne peux pas écouter qui ne sait plus écouter qui ne sait pas être, là, au milieu d’autres) à une petite foule suspendue religieusement aux mots qu’il prononce. J’y retourne plus tard, un plus tard où il est assis à une table et signe son livre En attendant les vautours (extrait du livre mais on n’arrive jamais au moment où l’auteur écrit) et où je suis seule à plonger dans le noir et le blanc et le silence.
L’éditrice me parle et je vois cette maison d’édition et la ligne directrice que j’aime tant, celle de Manières d’être vivant. Je pourrais moi aussi attendre les vautours et le lui faire dédicacer (l’impression d’une épidémie de signatures dans ma vie) mais l’effort est trop grand, je n’arrive pas à décider si son livre va me convenir, je ne vais pas pouvoir regarder l’auteur dans les yeux sans me déliter, dire bonjour est un impensé.
Je retourne aux murs blancs où des animaux me regardent et m’ignorent.
Je n’attrape pas les images de manière bien droite, je me cale de côté comme on regarde un objet d’un peu loin. Pourtant je plonge et me souviens comme un jour j’ai aimé photographier, comme j’aimerais sans doute encore si l’appareil était plus léger – mais lorsque je parle d’acheter un autre appareil, l’homme se crispe.



Je tente de nouveau de m’occuper des photos pour le projet 2005, à la place j’écris sur mon rapport au corps. J’écris tellement et si loin, je ne sais pas comment il est possible de le proposer à la lecture. J’hésite entre l’effacer, le poster en privé, ou le cacher. Ça en dit plus long encore que les mots posés.
Je ne sais pas trancher ce qui tient de la sphère privée et du besoin de poser, mais dans ce cas pourquoi sous d’autres yeux que les miens. Ce qui reviendrait à poser la question plus entièrement pour le blog, et je préfère ne pas creuser cette question-là.
Mais cette écriture me fait me demander si, peut-être. Je crois que je porte quelque chose de trop lourd, je ploie, exactement la douleur de ce que je porte me fait ployer. La douleur comme rapport au corps.
Le soir LeChat cuit la pâte, la sort, la garnit, et au moment de cuire la pizza le four ne s’allume plus. Il n’y a pas de son, il n’y a pas de lumière, il n’y a plus rien, il me ressemble un peu dans cette coupure soudaine avec le monde. Il va chez ses parents dans la nuit, avec la pizza sur les bras.
Dimanche 16 – Voie secondaire
Nous ouvrons le four, mais à l’arrière rien n’a bougé, pas de fil dénudé ou tombé ou grignoté par le temps, c’est donc devant qu’il va falloir comprendre ce qui l’empêche de s’allumer. Une fois désossé, nous constatons qu’un fil a noirci fondu ainsi qu’une petite chose en dessous, au niveau de l’allumeur électronique. LeChat tente de le retirer, observe la chose et décide de les relier ensemble sans plus passer par l’allumeur. Et ça fonctionne : ce qui a fondu, c’est la capacité de la machine à s’arrêter seule lorsque le temps de cuisson est terminé. Nous n’avons jamais compté dessus, ça ne va pas nous changer grand chose. Par contre nous avons de nouveau un four en état de fonctionner (et l’obligation de ne jamais quitter la maison avec le four allumé, dans le doute, mais nous le faisions déjà).
En relisant l’échange de courrier entre la mutuelle et moi, je m’aperçois qu’ils se moquent de moi. Dans mon message je parle du 24 janvier, dans leur réponse ils parlent du 10 janvier. Les deux dates sont bonnes, mais comme je n’ai jamais parlé du 10 c’est donc qu’ils ont tous les papiers en leur possession. La secrétaire me l’a bien dit : « vous n’êtes pas la seule à me demander une facture à envoyer, ils font la sourde oreille de plus en plus pour rembourser ». Je ne vais pas les lâcher, ils ne le savent pas mais je peux être très pénible quand je veux. Ça me rappelle la fac, ils avaient perdu tout un paquet de copies lors d’un examen, ce qui m’avait valu un zéro d’office. Je suis allée les voir tous les jours, c’était un harcèlement très tranquille, très aimable, mais tous les jours j’étais là devant eux à leur demander s’ils avaient retrouvé ma copie parce que ça ne se fait pas de mettre zéro à quelqu’un juste parce que vous êtes mal organisé. Quand ils en ont eu marre de me voir (ça leur a pris deux semaines), ils m’ont proposé un deal, ils me donnaient 10 et on n’en parlait plus. J’ai accepté. Entre nous ma copie ne les valait sans doute pas, mais le zéro n’était pas mérité non plus.
Je peux être une épine très aimable, mais une épine tout de même.
Je reçois des photos du deuxième jour de la Paris Manga, les gens sont juste magnifiques dans leurs costumes, notamment un Viktor incroyable qui s’est maquillé de manière à creuser ses joues et une Jinx avec l’arme-requin oO je n’en reviens pas.
Et parce que je vérifie que je ne me trompe pas de nom (Paris Manga), je clique sur le site officiel et découvre que parmi les invités en dédicace, il y a Alissa Milano (là franchement je serais bien allée chercher une signature entre sorcières) et Alice Taurand la doubleuse de Vi (Arcane) et Octavia (The cent) en français (Kira l’apprend à retardement, elle est scandalisée de l’avoir ratée).
Le soir, je pourrais hurler de douleur et ce qui me retient c’est que je ne veux effrayer personne. J’ai encore – toujours – cette sauvegarde. Ou erreur.
Lundi 17 – Encore et encore, accepter
La hernie discale se profile méchamment, et le moral se casse la figure avec la douleur. Je ne peux vraiment pas avoir une vie comme tout le monde, et j’ai beau le savoir, l’admettre, en tenir compte, il y a toujours un moment où je tente, je crois, j’essaye et ça casse. Que ce soit peut-être un banal avertissement ne change rien à l’affaire. L’exaspération n’est pas tant présente que la détresse de ne pas pouvoir bouger vivre une vie comme d’autres.
Mon beau-père me passe un mélange d’huiles essentielles pour contrer la douleur. Et ça fonctionne assez bien.
Mardi 18 – [TW mort, suicide]
Je mesure comme mon désir envie besoin de voir Kira s’émanciper est encore assez utopique, qu’il faudra du temps – j’espère qu’il faudra du temps.
RoiNoir ne peut l’accompagner sur le quai, il reste derrière les barrières. Kira s’avance donc seule sur un quai avec un train de chaque côté. Jusque là les contrôleurs à la barrière laissait un adulte l’accompagner, mais la petite adolescence ne la protège plus, elle a 16 ans, ils ne voient pas le problème. RoiNoir lui rappelle qu’elle va à Nîmes et la laisse partir.
De mon côté je lui avais rappelé l’horaire, le numéro du train pour une double vérification, et de poser une alarme sur son téléphone puisqu’elle ne descend pas à un terminus. Par le passé je lui ai fait regarder les quais, les trains, les écrans comme si je n’étais pas avec elle, pour apprendre. Mais c’est loin, on ne voyage pas tous les jours.
Et donc, deux trains. Sur l’un d’eux elle voit écrit Nîmes alors elle monte, trouve sa place. C’est donc tout naturellement que je reçois un sms « j’ai raté mon train ». J’ai littéralement blêmi. Je la fais téléphoner à RoiNoir pour qu’il revienne, pendant que je regarde les trains suivants sur le site, et ce suivant part dans les dix minutes même si ce n’est pas la bonne destination, pas la bonne gare, on va se débrouiller. Je la rappelle et lui demande de trouver un contrôleur, elle panique à l’idée de lui parler. Je sais tellement par quoi elle passe… sauf que dix minutes, c’est un délai très court, je n’ai pas le temps de la faire respirer ni d’attendre RoiNoir, encore moins de lui dire quoi dire. Je lui demande de me passer le premier contrôleur qui passe. Le gars se retrouve au téléphone avec moi sans comprendre, je le sens perdu dans son allô. Et j’explique, très vite, très court, l’autisme, le mauvais train, et maintenant est-ce que vous pouvez me renvoyer – et j’ai une pensée terriblement angoissante et absolument incontrôlable, est-ce que je peux dire « ma fille » et ça va bien se passer ou est-ce qu’il va être transphobe et je fais une connerie et je dis – ma fille merci. Il est parfait (plus tard elle me dira, « il m’a genré au féminin c’est fou » et je lui répondrai que j’espère bien, hein.). Et il la met dans le bon train en lui disant de s’asseoir n’importe où, il y a peu de monde. Celui qu’elle vient de quitter, où il est écrit Nîmes Pont du Gard. Et qui est le terminus, d’où l’inscription de Nîmes qui l’a trompée. Ce qui lui avait fait comprendre qu’elle n’était pas dans le bon, ce sont les deux personnes qui sont venues s’asseoir, une à côté puis une à sa place. Quel pourcentage de chance y avait-il, statistiquement parlant, pour que dans un train pratiquement vide, deux personnes viennent réclamer sa place et celle d’à côté et qu’ainsi elle comprenne son erreur ? Merci l’Univers. Elle est descendue et a vu son véritable train partir sous ses yeux.
Elle a donc raté le train qui partait pour Montpellier. Je ne sais pas l’importance que ça a pour la suite, depuis je me demande parce que l’horaire correspond (il aurait fallu qu’elle rate son alarme pour ça), je n’ai pas de réponse.
En attendant, mon billet va à Nîmes centre et maintenant je dois me rendre à Pont du Gard, Kira paniquant à l’idée de faire la manœuvre seule (prendre une correspondance et descendre à la gare suivante). Ce que je lui proposais, c’était de gérer seule le changement de correspondance avec moi qui lui dirais quoi faire à distance, ce qui m’économiserait 10€, de la fatigue et du temps. Mais ce n’est pas dans ses cordes, elle angoisse, impossible d’y penser… Le temps de discuter apaiser Kira, je rate la possibilité de prendre le seul train qui me ferait arriver avant elle. Je démêle les nœuds de mon cerveau et arrive à prendre un billet aller et deux retours. Par contre mon repas saute, j’attrape des tartines sèches de graines et des biscuits aux raisins et ma belle-mère m’emmène à la gare.
Ce qui est prévu : j’arrive à Pont du Gard 11 minutes après Kira, on a 4 minutes pour attraper la correspondance sur un autre quai que le mien. Je lui demande de se tenir prête sur le quai de départ, et on monte ensemble. Je lui donne le numéro du train, l’horaire, elle doit regarder sur l’écran pour le quai. En réalité j’ai l’information sur l’appli, mais je souhaite qu’elle fasse la démarche elle-même.
Ce qu’il se passe : mon train a 10 minutes de retard, la correspondance part avant mon arrivée. J’ai une pensée pour les trains au Japon. J’ai une IMMENSE pensée pour les trains au Japon. Je ne sais pas quels Dieux a offensé Kira, mais il doit y en avoir quelques uns.
Kira décide de trouver mon quai d’arrivée et de m’y rejoindre, en cherchant sur l’écran (merci pour ce sursaut d’indépendance, tellement). Nous avons deux heures d’attente pour la correspondance suivante. Nous discutons beaucoup, jusqu’à une annonce terrible ; une personne s’est jetée sous un train vers Montpellier – et ça me rappelle Corinne, dix ans cette année, en juin. Ça me le rappelle tellement, je parle trop mais pas d’elle.
Je ne sais pas s’il s’agit du train d’origine de Kira. Je ne sais pas si se sont sous ses roues que c’est arrivé. Je ne sais pas, mais je suis heureuse qu’elle soit avec moi et pas dans ce train, finalement. Je mesure notre chance.
Le trafic est interrompu en bonne partie, des trajets sont modifiés, des trains sont supprimés, et au milieu notre train reste étonnamment en place et à l’heure. Nous avons seulement dix minutes pour prendre la correspondance – je me demande la pertinence de faire des temps si courts entre les trains – je ne suis pas sûre qu’on y arrive vu le contexte. Et j’ai vu juste. Le train arrive à l’heure mais part avec dix minutes de retard. Notre correspondance elle, s’est envolée. Nous rajoutons donc à cette journée 45 minutes d’attente supplémentaire. La douleur dans les cervicales et le dos m’explose à intervalles réguliers, alors je médite à intervalles réguliers et ça aide. Mais j’ai retrouvé ma gamine et ce n’est pas elle sous le train, ça va, ça va vraiment, toute ma vie ça ira.
Lorsque nous attendons ce dernier train pour enfin rentrer chez nous, une contrôleuse m’aborde, papiers à la main. Le train est en train d’arriver en gare, alors par un hasard assez fort elle n’a le temps de donner ce papier qu’à moi : prévention aux risques en gare. Je me sens un peu visée. Ma conscience peut-être.
Dans le dépliant, il est question de ne pas grimper sur le toit d’un train, de ne pas faire la roue sur le quai, de ne pas se lancer de paris idiots entre jeunes, de se tenir loin du bord lors de l’arrivée d’un train (pour l’effet d’aspiration).
Nulle part il n’aborde le sujet d’un biberon tombé entre un quai et un train.
Ils devraient.
Je crois.
frissons
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A retenir (peut-être) : le fait que Kira n’ait pas été paralysée par le fait qu’elle n’était pas dans le bon train et qu’elle ait eu la présence d’esprit d’en sortir, est-ce une réussite d’avoir traversé ça ? ça vaut des points d’expérience à ajouter au compter non ?
Je suis tellement d’accord avec toi. Nous en avons discuté dans ce sens avec elle. Et nous avons défini comment empêcher que ça se reproduise, aussi, en posant la question au contrôleur du barrage mis en place. Ça lui demandera une interaction, mais ça retirera le stress de l’erreur possible de train. C’est une « bonne » expérience au final, d’autant qu’elle a pu constater qu’il y a toujours des solutions derrière.
au compteur évidemment 🙄