Vendredi 21
L’enfant ne l’est plus vraiment : 13 ans. Il y a treize ans, LeChat appelait Blanche pour venir garder Kira, il lui disait « non mais prends ton temps » quand moi je pensais qu’elle arrivait rapidement (pas sa faute si tout est allé si vite, le corps des femmes décide seul du rythme). Une heure au lieu de vingt minutes, je suis passée à « ça » d’accoucher dans l’ambulance. Ça étant, 5 minutes (l’ambulancier était paniqué, ce n’était pas dans ses projets). Le temps de me faire sortir du véhicule, entrer dans la salle, planter dans la main le cathéter mal placé douloureux par une infirmière en colère parce que, je cite, « vous auriez dû arriver plus tôt » (visiblement elle n’aimait pas être bousculée, la dame, moi j’ai pas aimé l’aiguille plantée dans l’os, chacun son truc). Tout est allé trop vite. Vingt minutes à croire que j’allais mourir, à ne plus respirer, à me faire déchirer le corps. Pas de péridurale, forcément, seulement une impossibilité à respirer doucement.
Elle est née toute noire. Tellement noire, j’ai eu deux réactions simultanées. J’ai visionné l’intégralité de mon arbre généalogique c’est à dire jusqu’en 1300 et quelques à me demander quel était l’ancêtre qui n’était pas blanc et je n’ai rien vu dans cet arbre qui pouvait expliquer ça, cette couleur, cette enfant noire magnifique, ce n’était pas grave, on chercherait à comprendre plus tard, et je me suis demandé, aussi, alors que je regardais cet arbre gigantesque, si elle allait bien. J’ai eu le bon sens, et ce n’était pas gagné avec toutes ces hormones et la peur de mourir encore imprimée dans tout le corps, de poser cette question-là, est-ce qu’elle va bien et pas est-ce qu’elle est noire, je l’ai demandé à voix haute un peu par hasard, ça avait l’air d’aller parfaitement bien. Pas de crispation, pas de tension, la sage-femme seule avec nous, des gestes tranquilles.
La sage-femme a dit « elle va bien », j’ai remis à plus tard les questions non pertinentes de couleur de peau pour admirer cette enfant, yeux grands ouverts, hyper tonique, qui miaulait avec vigueur. Et que j’ai peiné à reconnaître comme mienne. Dépossédée d’un l’accouchement beaucoup trop rapide, je n’ai pas fait de lien entre elle et moi. Je ne l’ai pas fait avant ses deux ans et demi, trois ans.
Plus tard, elle a répondu à ma question. Plus tard elle s’est excusée. Elle n’avait pas dit de mensonge, mais pas la vérité non plus. Chouette est née avec le cordon autour du cou, et la rapidité de l’accouchement lui a sauvé la vie. Sa vie contre notre lien. Elle a coupé le cordon à la place de LeChat, s’en est encore excusé alors que c’était un geste d’urgence, s’est également excusée à la place de sa collègue, pour le cathéter qui me bleuissait la main et qu’elle ne pouvait retirer, je m’en veux d’avoir oublié son prénom (mais je ne suis pas certaine qu’elle ait eu le temps de se présenter).
Chouette très vite, s’est trouvé être le bébé le plus tonique qui soit. Elle avait huit heures de vie, elle s’est retournée sur le matelas de la maternité avec toute sa force. La grossesse avait pourtant été très calme, si calme que parfois je devais la chercher pour la faire réagir : elle avait bien caché son jeu, la gamine (à côté, Kira faisait du trampoline dans mon ventre toutes les nuits, au moins les choses étaient claires du départ).

s’énerve si elle ne l’est pas
Mais c’est une autre histoire.
Kira a une tête épouvantable.
Depuis hier soir nous regardons Arcane en famille, finalement Chouette a été travaillée par l’ambiance à Montpellier, elle ressent l’envie d’en être aussi, de saisir ce qui nous anime. Je revois donc la série mais en connaissant toute l’histoire, agrémentée de toutes les vidéos vues sur le sujet, les détails dans les détails dans les détails. C’est d’une puissance dingue. J’ai le temps de fouiller le décor, de saisir ce qui m’avait échappée dans la découverte première, de comprendre ce qui se joue derrière chaque phrase, mimique, geste, objet. C’est fascinant.
Samedi 22
Se lever est difficile, j’ai mal dormi. J’ai rêvé, je ne sais plus très bien, je ressens surtout l’ambiance, je devais faire quelque chose, je passais de pièce en pièce, il était question de santé mais pas la mienne, de l’importance à être à un endroit et non ailleurs. Il m’échappe.
Les cernes de Kira lui mangent le visage.
Mon beau-père arrive, les travaux commencent dans la maison. C’est le cadeau de noël de mes beaux-parents : aider LeChat tout un week-end sur ce qu’il souhaite. Il a choisi la ventilation, parce qu’il n’y arrive pas, trois ans qu’il repousse parce que le projet lui pose un souci qu’il ne cerne pas. Alors ils s’occupent de l’air, de nos respirations, ils font un bruit pas possible mais que mon casque met à la porte, pour que ce qu’on respire ne stagne pas dans les pièces. Une sorte de stress apaisant – extrêmement bruyant.
Une factrice que je ne connais pas me dit, « je me suis permise d’entrer », elle veut dire sur le terrain : nous n’avons pas de portail côté rue, il est sur celui de mes beaux-parents, il lui a donc fallu passer deux portails sur le terrain d’un autre. Je comprends que ce soit étrange, toute notre vie est un peu ainsi, bancale, en suspens d’autre chose, elle demande de s’ajuster. De penser à côté.
Elle me tend une tablette et je signe bancal aussi, je ne sais pas créer une signature électronique de manière stable, aucune ne se ressemble jamais. Je me dis que je n’attends rien sinon cet envoi prévu par. Mais que cela me semble franchement trop rapide pour que ce soit. Et puis en essayant de l’ouvrir j’aperçois tout de même ce grand bandeau qui entoure le carton, qui crie, hurle sa provenance et s’apaise maintenant que je l’ai lu – étrange cette faculté des objets à s’exprimer. C’est donc bien l’envoi prévu par, pourtant je ne comprends qu’en ayant l’objet dans ma main ; peut-être parce que je n’ai pas osé laisser mon esprit en déduire quoi que ce soit, la surprise ainsi n’en est que plus forte ? Je suis mille fois touchée par le geste. Je vais prendre tout mon temps pour le lire, me plonger, revenir sur mes pas – et les tiens.
Merci Dame Eliness <3

Elle décroche tout de suite. Je l’appelle et c’est un vertige croisé entre la stabilité de sa voix et son désarroi d’être en chemise de nuit et robe de chambre à 17h, sur le départ pour un repas dont elle n’a pas envie. « Je n’ai même pas faim » me dit-elle, et sa voix si claire, si ferme, est un contraste saisissant avec son indignation trop légère, elle dit « je ne dis rien, qu’est-ce que tu veux ». La vitesse à laquelle on perd notre libre-arbitre en vieillissant. « Je voudrais être au ciel ». « Je voudrais ma maison ». Les deux s’inscrivent dans une réalité grotesque où elle n’a plus rien à espérer et où elle est traitée comme un objet pénible qu’il faut déplacer le plus tôt possible afin de s’en débarrasser. Scandalisée, je contacte ma tante-marraine ; je peux compter sur elle pour s’énerver auprès des bonnes personnes. Et d’ailleurs, elle s’énerve, « mais ils vont la faire mourir à petits feux ! », c’est un peu ça.
Ne finissez jamais en Ehpad.
Le soir, Kira ne répond pas. Je vais la voir et elle s’est endormie, il est 19h30, je ne sais pas depuis quand elle a déconnecté. Lorsqu’elle émerge il est 20h30, elle a une tête épouvantable, c’est à croire que dormir l’enfonce.
Poursuite d’Arcane, alors.
La nuit, son corps.
Aujourd’hui quelque chose écrit sur un objet
The soul trembles – si tu savais.

Dimanche 23
Le réveil a un goût d’inachevé, je cale la musique sans échapper aux bruit des travaux qui cette fois passent le casque, sans l’énergie pour me mettre à l’abri chez ma belle-mère (il faudrait discuter, c’est tout autant inenvisageable). Ils terminent de poser les tuyaux, puis montent la hotte : la cuisine ressemble soudain à ce qu’elle est, une cuisine. Un objet, un seul, lui a donné une consistance absente depuis trois ans.
Ils travaillent et je téléphone, je raconte à Blanche notre retour. La fatigue me fait raccrocher.
La douleur irradie et je me mords les doigts la lèvre le souffle jusqu’à ce qu’elle reflue, j’ai la respiration hachée, dehors la lumière est magnifique. J’écris des mots que je perds, ils tombent de la page et se plantent dans la chair. La douleur est un couteau égaré sous un marteau, elle frappe comme un ricochet, change d’articulation, ne reste que le soleil. S’accrocher.
Combien de temps pour se remettre.
Est-ce qu’on peut.
Est-ce qu’on peut vouloir que la vie s’arrête, est-ce qu’on peut demander un mur et la souffrance étalée explosée comme une œuvre d’art, et puis est-ce qu’on peut, je ne sais pas, massacrer le mur à coup de couteau égaré sous un marteau et qu’il n’en reste rien.
Lundi 24
J’ai rêvé d’une amitié passée qui n’en était pas vraiment une et pourtant, elle a bien été quelque chose. Je ne sais pas ce qu’elle faisait là, dans ce rêve, à monter dans un bus pour me rendre dans un lycée inconnu. Un problème de ticket ou d’argent ou les deux, ralentissait derrière-moi la montée des autres voyageurs, et lorsque j’arrivais au lycée, je cherchais ma salle. À mes côtés une petite sœur (et je crois Powder bouleverse des choses) que j’installe contre moi pour dormir dans une salle de cours, et V. à quelques pas, allongée elle aussi, qui nous regarde et fait des remarques désobligeantes sur la petite. Nous repartons au matin à la recherche du bus, avec cette même angoisse que la veille, où dois-je aller. Perdue.
Le soir, je cuisine un plat complètement à l’arrache, sur un coup de tête. Je tente une sauce au poivre (une réussite, et si simple en fait), du riz, et des palets au boulghour. On se régale. Sensation que la cuisine ressemblant davantage à une cuisine, je peux donc cuisiner – mon cerveau.
Kira semble remonter. De loin, ça ressemble à une prise à main nue, elle monte à la corde, il est difficile d’atteindre le sommet. De prêt aussi.
Quelque chose en moi est en train de tomber. Et peut-être, j’accuse le séjour familial. Dans la souffrance.
Il dit, tu as mauvaise mine. Je ne dis pas, c’est le mur.
Mardi 25
Je crois, je perds mes contours.
Je désapprends l’écran, ce n’est pas un choix.
Mercredi 26
Perdu ma nuit. Ne sera jamais retrouvable.
Fripe. Épuisement catastrophique, erreur mais déjà deux d’annulés. Alors.
Organisation voyage Kira en mars, la SNCF ne sait pas gérer une carte et un trajet. Il faut séparer. Je suis séparée.
Départ beaux-parents. Poulailler – il manque les lapins dans le mot.

Jeudi 27
La musique rythme la matinée, le soleil s’est installé. Je lis un livre qui se prend trop au sérieux, ou c’est moi, je ne le suis pas assez. Je m’y ennuie, là où je l’ai espéré. Ce n’était peut-être pas le moment, ça n’aurait sans doute jamais été le moment, j’en attendais un autre lieu, d’autres mots, d’autres choix.
Je retrouve une consistance. La douleur s’est un peu décalée. dans l’intensité. dans son regard. dans.
Revient en milieu de journée, il me faut un mur.
Repart.
La crise est en fin de vie, je crois.
Vendredi 28 – Projet 20 ans
Je peux reléguer la douleur dans un coin, je danse, lentement, mouvement du corps libéré, j’hésite entre rire et pleurer ou les deux – alors, rien.
Je tombe dans les photos en cherchant une de Chouette bébé, et comme c’est un énorme fatras d’images récupérées depuis un disque-dur qui avait lâché (deux coups sur coups, d’ailleurs), les années sont encore mélangées. Je ne me souvenais pas de toutes ces séries où Blanche m’a photographiée.
Cela me donne une idée un peu farfelue, un anniversaire de 20 ans, mois par mois, lorsque j’ai de quoi (et souvent, je n’aurai pas). Pour me rappeler celle que j’ai été, après S. . Et me réapproprier mon image, aussi, celle d’après certes, mais également celle d’avant maintenant (la fatigue trop grande inscrite sur le visage, désormais, ou disons, tout ce que je peux trouver que je n’aime pas).
Affronter l’image.
Comprendre d’où je viens, dans la réparation.
Apprendre à aimer celle que je vois.
Apprendre à aimer l’actuelle, pourquoi pas. Une manière de ne plus être en trop. Peut-être.
Il y aura un code, birthday2005, valable pour l’année. Pas trop envie de laisser mes photos se promener ^^ (cf la conversation chez Eliness).
J’ai beaucoup trop de choses en cours, alors un projet de plus à mener, évidemment, pas de souci.

un mois pile
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. Pixar : Kitbull, court métrage
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Oh !! J’avais tellement aimé ce court-métrage !!
(pas capable d’autre commentaire à cet instant ; j’aimerais te dire « plus tard » mais sans doute suis-je trop émue par tes mots, comme souvent : alors je prie pour que mes silences traduisent l’écho – je sais que c’est paradoxal mais suis aussi à peu près sûre que tu comprends. Reste à espérer que tu ne te lasses pas de mes dérobades.)
Je découvre un tas de courts-métrages dix ans après tout le monde ^^
(pas d’inquiétude, vraiment, et je te remercie des quelques mots laissés <3 Je ne peux me lasser de rien, nous nous sommes rencontrées : ) et je pense que tu comprends ce que j’essaye de dire maladroitement)
Effectivement pas le meilleur exemple d’accouchement serein mais je retiens aussi qu’il n’a pas duré (on se rassure comme on peut ^^). Chouette à 2 mois et demi : fou !
En effet ^^ (ceci dit c’est parce qu’il n’a pas duré, que j’ai eu de la difficulté à respirer et accompagner).
Cette gamine a tout fait très vite, très tôt. J’ai une vidéo où elle fait de la trottinette, elle a deux ans et demi. Elle n’a jamais testé le stade « bébé », en fait.
Le récit de l’accouchement est incroyable ! (Et pour le reste, je remercie Kalys qui l’exprime si bien…)
J’en garde un souvenir terrible, c’est gravé en moi..
( ♡ )