Mercredi 5 – Jeux d’équilibre
Ma tante-presque-gentille m’appelle, elle est « malade », je n’irai pas chez elle. Ce qui me fait penser qu’elle somatise, ce sont les symptômes. Elle retient, c’est très parlant, elle retient jusqu’à risquer les urgences. Un mot qu’elle ne prononce pas, qu’elle retient donc – ou toute une phrase, ou tout un secret. Depuis la mort de sa sœur, quelque chose ne va pas entre elle et moi, elle fuit d’une manière ou d’une autre. Je ne saurai peut-être jamais, mais c’est là.
J’angoisse.
Elle m’a refilé à sa sœur, pas ravie.
Je vais dormir chez tante-marraine. Cousine2, celle qui fait la tête au moindre caillou (pardon peu charitable, je stresse fortement avec elle, elle me verse parfois critique et colère sur la tête et je ne sais pas quoi en faire, sinon que ça lui appartient mais voilà, je ne suis pas la cousine parfaite dont elle rêve, qui l’appelle et prend soin de tout), va venir me chercher, elle va récupérer sa fille malade gardée par ses parents donc au passage elle me monte (maison sur une colline, on monte vraiment). Mais plus à la gare prévue, une autre, un arrêt avant. Mon cerveau continue de s’arrêter à celle que je connais, s’enraye. L’angoisse a pris cinq crans.
Aujourd’hui vêtement
J’ai eu entre les mains une robe magnifique qui ne m’allait pas, un pull blanc très beau qui me grattait la peau, une robe marron bordée de rouge qui me tombait parfaitement, un gilet assorti transparent pour à peine cacher les épaules, des ficelles pour m’embrouiller l’esprit et une petite envie d’acheter du neuf quelque part dans une boutique et vraiment choisir comme je voudrais être – toute une garde-robe qui me ressemblerait.

Les trains s’enchaînent avec les gares, onze minutes pour une correspondance que j’attrape et quinze pour une autre qui finalement aura du retard mais si peu et surtout sans conséquence, c’est le dernier. Cousine2 me récupère et je grimpe dans une voiture aux sièges auto-chauffants ; je découvre, apprécie les trois premières secondes et déteste très vite, mais c’est amusant, aussi.
Nous mangeons et Cousine2 enfonce sa fille. Aucune critique pour moi, sa fille de dix ans (très, trop silencieuse) est un paratonnerre. Je suis tellement catastrophée, j’essaye de détourner plusieurs fois mais échoue beaucoup, la tristesse ne me quitte pas.
Je dévie alors. Je vois par exemple que la petite a le même gant que moi pour contenir les douleurs, mais elle, c’est pour une brûlure faite l’été dernier, au second degré. Petite fille qu’ils ont mis quatre jours à emmener voir un médecin, qui leur a dit d’aller aux urgences (et qui eux-même ont mis une semaine à comprendre qu’il fallait qu’ils aillent au service des grands brûlés). Ça a eu le temps de faire des dégâts. Avec la petite, nous rigolons de ce gant conjoint. Ça n’empêche pas sa mère de l’enfoncer au passage, « pour une fois elle faisait même pas une connerie ».
On parle d’une enfant qui ne parle qu’à peine, ne bouge pas, mais écoute, regarde. Trop silencieuse.
Il y a un secret entre elle et sa mère, entre elle et le reste du monde. Un secret qui leur explosera à la tête un jour, qui lui fera claquer la porte, qu’il aurait suffit de parler tout de suite, qui devient tellement lourd, la petite somatise et passe sa vie dans les hôpitaux. Cousine2 sait que c’est lié, l’a compris, mais ne dit toujours rien, ne dira rien, ça va les tuer bêtement ou alors la gamine avant, et je suis catastrophée de voir chaque fois un peu plus les dégâts. J’ai une famille à secrets.
« Comment ça tu ne veux pas de vin ? Demain midi alors ? » J’ai refusé, affront choqué. Ne pas boire d’alcool n’est pas compris, pas accepté. Elle dit, pas le soir ? En effet, déjà. « Mais tu vas en prendre demain midi alors ? ». Misère.
Qu’est-ce que mon refus vient de changer ? Tante-marraine demande à sa fille (Cousine2) s’il est raisonnable qu’elle boive autant alors qu’elle va reprendre la voiture après le repas, la réponse fuse, toute autant choquée que mon refus de boire « alors ça, il serait temps que tu te poses la question, tu ne m’as jamais demandé ! ». Tout le monde se fige. La soirée va être alcoolisée, donc.
Je découvre, et je ne sais pas d’où ça me vient, que si je parle parle parle, si je remplis l’espace de conversations choisies, alors j’évite les interrogatoires musclés, qui est leur manière d’être avec moi. C’est un peu sidérant. Je ressors du souper complètement lessivée, mais en ayant évité tous les sujets problématiques. Le soir, je tremble de fatigue dans mon lit, mais je suis fière de moi.
Jeudi 6 – Le jour le plus long
Le matin, je suis regardée de travers : je mange des biscuits que j’ai apporté. C’était prévu, mais ils ne comprennent pas que je ne mange pas comme eux. « Mais tu es sûre ? c’est du muesli ». Je n’aime pas le muesli, déjà. Encore moins accompagné de yaourt. Même si on y ajoute du kiwi. Berk. Je ne force personne à manger mon budwig-banane, c’est quand même marrant cette manie de chercher à imposer aux autres ce qu’on fait soi-même comme si on détenait LA vérité.
Elle a attendu que le petit déjeuner soit terminé pour me redire, « tu ne nous a jamais dit ce qu’il s’était passé avec J. » alors que LeChat me soutient que j’en ai déjà parlé trois fois, ce que je lui signale parce que ça me fatigue, de répéter l’horreur (elle s’offusque, scandalisée, elle s’en souviendrait quand même). Alors je redis, encore. J’ai une petite chance d’avoir été entendue, cette fois. Parce que la femme du frère de J. a dit la semaine précédente « de toute façon J. était un obsédé sexuel » (et ça vient après 20 années de défense bec et ongles de J.), et que si même elle le dit, il y a une part de « je peux l’entendre » qui doit pouvoir s’enclencher. J’ai bon espoir – de ne pas avoir à m’énerver.
A 11h30 arrive ma tante-presque-gentille, celle qui ne me parle plus depuis la mort de ma mère. Qui ne me parle pas davantage là. Ne me regarde pas dans les yeux. Me fuit. C’est plus violent que par téléphone, j’ai la preuve devant moi que je n’invente rien, que ce n’est pas moi qui me fait des images montées en film autocentré ; elle m’évite.
Elle est blanche, toujours malade.
L’apéro est un problème que j’évite, j’accepte le verre de vin blanc par facilité (ou lâcheté, il faut voir, c’est une question d’angle et celui-ci est pointu-aiguisé). Ce qui n’empêchera pas ma tante-marraine de faire la réflexion que je ne bois pas vite (trois verres de leur côté contre une moitié pour moi, elle n’a pas tort). L’alcool coule et roule, je ne dois de ne pas être resservie qu’au fait qu’on ne mélange pas les bouteilles, je dois d’abord terminer mon verre. Ne le termine pas.
C’est au fromage que la situation dégénère. Son visage se ferme, elle dit « d’ailleurs je voulais te parler de », et il y avait trois sujets. Je ne me suis même pas crispée, j’attendais le moment où quelque chose me tomberait dessus, un toit peut-être, avec les bouteilles de vin blanc. Elle m’explique que (1) c’est à moi de payer la gravure sur la tombe de ma mère (que je n’ai pas demandé, mais détail)(mais il est vrai qu’on attend des descendants ce genre de chose), et puisqu’on y est (2) de payer pour la rénovation de la tombe (que je n’ai pas demandée non plus), ce qui nous fait un total de 1330€ qu’elle veut bien arrondir à 1000€ (ce qu’elle ne dit pas mais que je finis par entendre, une partie est payée par ma grand-mère, à qui appartient la concession, en fait), et que (3). Et elle enfonce le clou avec une nouvelle étonnante, jolie au demeurant mais lancée avec une telle violence, c’est une nouvelle qui fait mal, qui mord, saigne, laisse une cicatrice. Une chose gardée toute une année et qui a eu le temps de se nécroser, de fait. La nouvelle a des dents noires, elle déchiquette. À ce stade mon autre tante est toujours mutique et enfermée dans je ne sais quel carcan, littéralement bouffée et je ne sais pas si c’est ce dont on parle qui nous détruit ou encore autre chose, au point où on en est. Lorsque sa sœur la prend à partie, elle se met presque en colère, elle dit « moi aussi si mon fils ne me parlait plus je le déshériterais » (seule phrase arrachée, retour au mutisme) et je manque de répartie parce que je pleure depuis déjà dix minutes, parce que ma tante-marraine m’a fait craquer, mais si j’avais eu ma tête j’aurais pu lui répondre que si je suis partie c’était pour me mettre en sécurité, qu’elle le sait, et que si son fils devait arrêter un jour de lui parler avant toute chose une petite remise en question, peut-être, serait salutaire pour tous. Mais je pleure et ne dis rien. Je lui laisse sa colère qui n’a rien à voir avec sa sœur morte mais tout avec elle-même qui se débat avec un problème de conscience dont je n’avais jamais deviné ni le sujet ni l’ampleur. Et ici, je ne dévoilerai pas. Ni la chose nécrosée, ni les dents, ni les conséquences.
J’apprends presque par hasard que la discussion entre elles a eu lieu samedi, que jusque là et sur toute l’année, le sujet entre elles a été évité. Que samedi, tante-marraine a pris la décision de lâcher la bombe, et que tante-presque-gentille est tombée malade dans la foulée (elle ne fait pas le lien) parce qu’elle ne voulait pas mais n’a pas eu trop le choix de faire autrement que suivre les mots, a tenté par son corps de retenir l’ensemble, et qu’elle en a frôlé les urgences (on en meurt, mine de rien).
Une heure passe, le mutisme reste, je ne sais pas quoi faire de cette nouvelle plantée entre nous, qui l’était avant dans le plus grand silence et désormais trône au milieu à la vue de tous, noirceur et beauté mêlées. Je rattrape les dégâts avec du maquillage, à défaut de savoir quoi faire de tout ça, je cache mon visage. Et nous partons voir ma grand-mère, but de mon voyage. Tout de même.
Ma tante mutique prend sa voiture seule, là où avant elle m’aurait proposée de l’accompagner. La chose qui n’est plus entre nous, l’est toujours. Je suis résignée à l’avoir perdue, par sa faute seule. Je ne peux pas lui servir de conscience, qu’elle fasse donc la gueule d’avoir perdu. C’est sans moi. Je reste la même, je suis d’une constance incroyable, dans la vie – je me demande ce qui tient de l’autisme.
Je m’attends à trouver ma grand-mère assez mal, je me suis préparée à une certaine faiblesse vue sur les photos et entendue au téléphone. Mais là, je n’étais pas prête : elle est dans une forme quasi olympique. La surprise est merveilleuse, pour moi comme pour elle, nous parlons deux heures de tout, de rien, nous reprenons souvent les mêmes sujets et puis elle chante, et lorsqu’elle chante c’est qu’elle va bien. Sa voix est rayée de cette opération ratée lorsque j’étais enfant, mais je reconnais très bien Rossignol de Luis Mariano, elle m’épate.
Et puis, et c’était avant le rossignol, je suis sortie d’un silence sombre dans un sursaut que j’ai peiné à retenir. Derrière moi, une voix. Une vraie. Une voix qui se fait un chemin jusqu’à moi et que je retiens avec difficulté, une voix qui est pour moi et me fait me tourner au ralenti, une voix qui brise un silence assourdissant d’une année. Ma tante me parle, à moi, directement, yeux dans les yeux. Elle ne s’arrête plus. Je bredouille des réponses parce que je suis perdue dans un océan de mutisme éclaté. La sensation est physique de l’oreille sourde qui retrouve soudain le son, jusqu’à créer un vertige. Elle nous avait amputées, elle recrée le lien.
Je prends.
Plus que la chose nécrosée et ses conséquences, ce que je vois c’est ma tante revenue. Cela a plus de valeur que ce qu’elles ont fait puis jeté à mes pieds – la douceur, ce n’est pas vraiment dans la famille. Il y avait mille manières sans doute de le dire, elles ont choisi la plus laide. Les humains… Mais voilà, pour autant j’ai retrouvé un lien certes pas évident, mais un lien tout de même.
Tante-marraine est soulagée aussi (la violence avec laquelle elle me l’a jeté, démontre le poids dont elle s’est débarrassé) mais elle tout au long de l’année, ne m’avait jamais fait sentir qu’il y avait un problème, quelque chose qu’elle taisait. Le lien sera plus sain, mais guère différent sur le papier. J’ai envie de dire qu’elle va pouvoir être elle-même, et que ça ne sera pas toujours une bonne chose, la connaissant.
Nous avons laissé ma grand-mère à son repas et puis j’ai assisté à une réunion famille-ehpad et c’était, au-delà de l’épuisement généré éprouvant, instructif. Je suis contente d’avoir été là (même si 2h30 de réunion), de mettre des visages sur des noms, aussi. J’ai discuté avec le directeur, il est de mon village (quelle probabilité que cela arrive ?). Je repartais le lendemain tôt, il arrivait le soir tard, nous aurions presque pu faire le voyage ensemble – il vide la maison de ses parents. Nous avons même une connaissance commune.
Nous avons filé, mangé à 21h, je me suis douchée et je suis allée me coucher, et… impossible de dormir. Entre la chose à digérer et la réunion, mon cerveau a saturé et n’arrivait plus à s’arrêter, il moulinait images et sons dans le désordre, j’ai à peine dormi.
Vendredi 7
Je ne prends pas de remarque sur mon petit déjeuner, mais une sur mes cheveux. La lune de miel est là, elle les trouve beaux, j’en suis scotchée. Peut-être ma seule critique positive de ma vie, je prends aussi. Elle me parle de sa sœur vivante comme d’une personne sombre et c’est juste, des vacances gâchées par sa négativité, de ce qu’elle ne veut plus faire avec elle. Elle me dit, aussi, « il faut que tu pardonnes à ta maman », je ne peux pas lui expliquer exactement ma démarche qui n’inclut pas le pardon tel qu’elle le conçoit, biblique, mais autre, qui veut que je ne garde aucune rancune pour me pas me blesser moi, que je travaille depuis le jour de l’enterrement (et déjà bien avant, j’ai eu vingt ans pour décortiquer) à ce qu’il ne reste rien de sombre. Je détache par un travail acharné les horreurs et les violences et les méchancetés et les mots et les coups et les délires, je travaille pour moi, sur moi. Ce que cela inclut pour son fantôme est une conséquence collatérale qui me convient parfaitement, mais n’est pas son point de départ. Tout cela lui passe au-dessus, elle ne voit que le pardon chrétien. Et d’une certaine manière, ce n’est pas antinomique, simplement je creuse plus loin. J’avance non dans la charité, mais bien dans la psychologie pour respirer – je n’aurai jamais assez d’une vie entière pour soigner tout ce qui a besoin de l’être, autant s’y prendre tôt.
Dans le train, je bloque sur la chose. Je regarde les paysages que j’aime par-dessus tous les autres, et cette brume déposée dans les vallées qui cache les secrets des humains, les étouffe parfois. Sur ce brouillard, les rayons du soleil tente de percer jusqu’aux villages, jusqu’à nous.
Débarrassez-vous des secrets.
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Tes mots sont à la fois brutaux et touchants… on sent à quel point la toxicité des secrets peut faire des ravages. J’espère que tu es bien rentrée et je te souhaite plein de courage pour digérer cette nouvelle aux dents noires…
Je ne voulais pas la brutalité, navrée..
Je suis bien rentrée et j’éloigne le tout de moi, je crois que je verrai plus tard. Pour une fois.
Oh non mais ne t’excuse pas ! c’est ce qu’il m’a semblé que tu as pu ressentir à ce moment-là et les mots viennent comme ils viennent
C’est fou, toute cette violence latente, dont on ne sait pas si elle est pire tue ou verbalisée… De ne pas divulguer la nature de la nouvelle tenue longtemps secrète ne le rend que plus criant encore. (Et la petite fille trop silencieuse, c’est glaçant, de la manière dont tu me soulignes.) Cela me désole que tu aies du / doives endurer tout cela…
Avec ma famille, le mieux c’est juste de se tenir loin. C’est ce qui m’empêche de voir ma grand-mère plus souvent, c’est cher payé.
La petite, je ne sais pas comment faire. Je la vois au mieux une fois par an et ça ne change jamais..
C’est triste pour l’enfant. On sent tant de secrets qui déciment et font mal à l’âme, aux jours loin qui finalement sont de la survie – essentiels.
Oui, et je me dis que si je connais celui-ci, combien d’autres encore qui ne me sont pas parvenus. Je ne sais pas comment elle va s’en sortir, mais je lui souhaite que ça arrive vite. Survie, comme tu dis…