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Mardi 8 octobre – Au lever, sociabiliser
Trois mois que je n’ai pas donné de nouvelles (ni elle de son côté), nous avons silencié une relation que je ne comprends plus depuis longtemps. Dimanche j’ai proposé à ma tante – la presque douce – de nous fixer un prochain jour d’appel, ce qui a aussitôt déclenché une forte angoisse que je n’ai pas réussi à cerner. C’était pour ce matin à 10h, jour où mon cerveau a pensé qu’il était temps de dormir : je me suis réveillée à l’heure où elle devait me joindre. Acte manqué sévère. Je l’ai donc eue au téléphone sans avoir déjeuné, pas réveillée, pas habillée. Le brouillard.

9 octobre – Invitation au Japon
Je lis les divers articles de Eliness sur le Japon et j’enchaîne sur des vidéos, un compte Instagram, d’autres liens comme cette voiture étrangement égarée sur une montagne (tristement retirée depuis) : mon envie de m’y rendre est de nouveau-là, terrible. Je partage en famille ce que je découvre, Kira veut absolument s’immerger au TeamLab…
… quand moi j’ai très peur d’y être submergée et de m’y perdre durablement. L’expérience doit être folle, je suis partagée en deux (mais je sais aussi que je le ferai et ressortirai certainement en pleurant, sans aucun regret).
J’admire les cimetières, les bâtiments, les rues, le bois, le rouge, les bambous, et remonte doucement à la surface ce rêve ancien mais dont je me souviens de chaque particule (à se demander si ce n’est pas une vie antérieure), où j’étais une vieille dame japonaise, j’habitais sur le flan d’une colline, ma maison entre les arbres, et je buvais une tasse de thé en compagnie de Blanche (elle aussi japonaise)… c’est comme étirer un rêve, le déplier encore dans ce demi-sommeil et rester collée à la nuit – je suis au Japon.
Plus je plonge dans les images, les arbres, les temples, plus je souhaite me rendre dans ce pays. Mon enthousiasme est tellement contagieux, LeChat rend les armes que je ne savais même pas levées (il souhaite voyager lui aussi, mais plus du côté Amazonie ou Angleterre) et il a cette proposition un peu dingue : si nous apprenons le japonais suffisamment bien pour communiquer, nous partons tous au Japon d’ici trois ou quatre ans. Je ne sais pas avec quel argent, mais le défi sera relevé côté linguistique. Kira l’avait déjà en projet, et elle est suffisamment douée avec les langues pour y arriver mille fois plus vite que moi. De mon côté je dois vraiment consolider les presque base de mon anglais au passage – misère.
Mais. on. va. se. rendre. au. Japon \o/

10 octobre – Illusion
Je me perds dans la paperasse informatisée, il ne s’agit pourtant que d’un renouvellement de deux cartes d’identité et de la création d’une autre. Je pensais renseigner le numéro de ma carte, remplir des évidences. Au lieu de quoi je prends une cuillère, je creuse et ça prend l’eau de manière imprévisible. Je me prends de plein fouet ce qu’ils nomment la filiation : je ne m’attendais pas à devoir établir l’existence des absents. Pour prouver que je suis moi, ils me demandent nom prénom date et lieu de naissance de ma mère et de mon père. La mort de l’une et la disparition de l’autre crée malgré tout une filiation de reconnaissance qui me pose moi dans le monde, et ça bouscule toute ma compréhension. Qui suis-je depuis eux ? Quelle légitimité ?
D’elle j’ai un prénom, un nom, des coups imprimés sous la peau, une horreur de l’odeur de l’alcool et la peur des conflits. m’a mise au monde pour elle. M’a offerte à sa mère. M’a reprise pour mieux lui appartenir. M’a cogné dans des murs pour mieux rentrer le message. Sa petite chose.
De lui j’ai un prénom, Philippe. J’ai un nom, Leg**s – et ils sont une centaine au bas mot en France. J’ai une photo. Avec moi ou pas moi dans ses bras parce que je ne sais plus entre les mensonges et les vérités, ce qui est moi et ce qui ne l’est pas, je ne sais plus me reconnaître sur les photos, je ne sais plus ce qui existe et ce qui n’est pas réel. J’ai sa photo avec un enfant dans ses bras, un enfant qui éclate du rire de celui qui est là mais en trop mais ne le sait pas encore, et l’éclat de ce rire est jeté à l’image comme un verre brisé. Jetée à travers une pièce à quelques temps de là, et elle si fière de le rappeler. Les murs m’ont éduquée plus sûrement que ces deux-là.
J’ai des mots, j’ai philippe et leg**s et photo mais pas de date de naissance (quelque chose comme les années 50) ni lieu d’apparition au monde, je sais qui il est sans le connaître, j’ai une identité – la boucle est bouclée, un peu. Elle ne sert à rien l’identité ici, on n’apprend rien de l’autre au-dessus de soi. Je ne peux me confondre dans ce qui a été, ni m’en effacer pourtant.
Je n’aime pas beaucoup leur être liée – ne pas avoir le choix n’empêche pas le problème d’exister. Je suis la fille de l’alcool-haine et de l’inconnu, des yeux bleus et des yeux gris-bleu-vert changeant de couleur (j’ai ses yeux à lui)), blonde et châtain foncé (je les ai aussi), petite (j’ai pris d’elle) et moyen, célibataire et marié (ce n’est pas héréditaire, mais), violente (je l’ai été) et lâche (je fuis les conflits). Je viens de ces deux-là. Peut-être que je ne vais nulle part parce que je ne viens pas de quelque chose de solide, que tout était flou, déjà, avant même d’être née. Et qu’il me faudrait creuser ce qu’il a été pour que j’advienne. Mais je crois que j’aurais beau soulever les ombres, je ne décèlerai pas le début d’un bout de vérité. Je suis l’ombre dans les ombres.
Même sentiment d’étrangeté avec celle de LeChat, dont la mère est née au Québec et le père français est pourtant né au Maroc, sensation d’irréalité et malaise profond : à quel moment cette filiation posera problème au gouvernement ?
Le soir alors qu’ils m’emmènent à la projection d’un film en avant-première, j’en parle avec ma belle-mère qui à une carte de séjour mais n’a jamais fait la demande de nationalité. Elle me répond qu’elle ne sera jamais visée (ce à quoi je lui ai répondu qu’elle ne serait juste pas la première c’est vrai), qu’elle a quatre enfants nés ici, mariée, propriétaire : qu’elle ne risque rien. C’est là que je comprends comment il est possible d’éradiquer un peuple tout en se sentant en confiance pour soi-même. Nous n’apprenons pas.
Nous sommes assis sur des chaises en plastique depuis dix minutes et déjà la douleur arrive par la barre sous les cuisses, elle me transperce de mille feux ; je n’ai pas pensé à emporter mon coussin. Je m’assois comme je peux sur mon pull et la veste de ma belle-mère, je suis presque grande, je surélève le regard en espérant que cela suffise – est-ce que je vais être assez loin de ce corps.
Aucun regret pourtant, le film est un régal.
Phrase du jour (moi) : « Les plus beaux paysages sont ceux qui tombent ».
11 octobre – La ville rose
Nous partons sur Toulouse, trois heures et quelques kilomètres de poussière pour voir un médecin capable d’accueillir une adolescente trans, de la recevoir, de la genrer correctement, de lui parler comme à une personne qui sait ce qu’elle est et veut, et de l’aider. Parce que par chez nous…

Sur une aire d’autoroute, je suis surprise de trouver de la roquette sauvage : nous pourrions presque la manger (si elle n’était en fleur et… sur une aire d’autoroute). Le lieu est magnifique.

Parce que nous avons une heure devant nous, je passe au Géant des beaux-arts mais ne trouve pas la colle pour réparer les livres en dehors d’un énorme pot à près de quarante euros. Je le laisse, mais repart avec des tubes d’aquarelle granuleuse parce que j’ai envie de jouer avec les couleurs et les textures depuis des millénaires – et ça fait beaucoup de temps.
Nous laissons la voiture dans le parking et parcourons à pied les vingt minutes qui nous séparent du médecin. Sur le chemin, je m’extasie sur cette ville que je n’ai pas revu depuis trente ans, la luminosité est typique d’un automne chaleureux et joyeux. Je prends une photo par-ci par-là puis cours derrière mari et enfants pour les rattraper, c’est comme ça que je ne m’aperçois pas que mon téléphone n’a pas photographié les chats tagués sur un mur – l’agacement, plus tard. Je me fais avoir chaque fois, il bruite de ce clic caractéristique de la photo attrapée, à quel moment puis-je deviner qu’il ment ?


Le médecin nous reçoit avec un médecin-stagiaire, il semble spécifiquement formé à la question de la transidentité lui aussi. Il nous reçoit avec gentillesse, il est détendu, agréable, souriant. Il tente de faire parler Kira, je lui explique pour l’autisme et il prend vraiment le temps avec elle, demande même si elle préfère qu’il ne s’adresse qu’à nous, et ensemble ils s’en sortent avec des silences et des mots. Il lui pose la question d’un éventuel changement de prénom, s’excuse lorsqu’il doit la genrer au masculin sur l’ordonnance via son prénom. Une perle. J’habiterais Toulouse, je le voudrais pour médecin généraliste.
Il explique un peu l’historique médical de la transidentité, aborde très rapidement son propre parcours (quinze ans de travail dans ce domaine). Le passing de Chouette est réussi, il pensait qu’elle était la petite sœur (la joie de l’enfant), nous lui expliquons qu’elle aussi est trans mais que nous avons un autre parcours avec elle par rapport à sa croissance. Les deux médecins sont parfaits, comprennent.
Nous repartons avec des ordonnances (prise de sang, entre autre) et une joie folle difficile à contenir. Sur le trottoir, je m’arrête soudain et je leur demande, « il n’y a que moi qui ai envie de hurler juste pour extérioriser cette joie ? » , ça m’en déchirait presque la poitrine et nous étions tous dans ce besoin. Pour n’effrayer personne, on prend de grandes respirations au milieu de grands éclats de rire, il y a de l’euphorie là dedans. Kira avance enfin, c’est un émerveillement.

12 octobre – Douceur
Je me réveille à peine, j’ai vaguement conscience d’être touchée à la base de la nuque, c’est extrêmement doux, délicat. Je me décale et me rendors aussi vite dans ce qui est encore les premières heures d’un timide lever de soleil.
Une autre caresse veloutée sur la nuque me réveille et me fait me décaler légèrement, je me rendors aussitôt et je rêve de cette présente douceur – j’ai oublié, mais c’était beau et joyeux.
Douceur, décale, rendors le rêve enveloppant.. ..douceur, décale, le rêve se fond dans ma torpeur…
Douc… ? Je me réveille franchement en sentant les coussinets de Corail, toujours sur ma nuque, qui patoune l’air de rien en ronronnant. Je me soulève et observe la minette, entièrement installée sur MON oreiller sans plus aucune place pour moi. Le petit air innocent de la damoiselle me fait tout de même me demander jusqu’à quel point ce n’était pas prémédité, tout ça.
Je peins à l’aveugle, je ne savais même pas que j’en étais capable.
13 octobre – Les mains vertes
Je réalise que « pas ce blog » a 21 ans d’existence ce mois. Des milliers de kilomètres de mots perdus ou sauvegardés, selon. Je me questionne sur la pertinence d’enregistrer ici certains vieux articles – mais l’un après l’autre à la main, ça crispe. Je cherche comme ça, pour voir : erbma.20six.fr a complètement disparu des archives du net – et lui, je ne l’ai pas.
Dans le jardin, le notre cette fois, je coupe la misère qui s’étale jusque sur la moitié du chemin, pendant que LeChat pose les fondations de ce qui sera un espace surélevé, avec un peu tout ce qui lui tombe sous la main : il y a donc des chutes de planches, d’étagères, des cales, des bambous… et du carrelage. Nous le remplissons de feuilles mortes, de feuilles vertes, de branches, de compost, de cartons, de fumier, d’épines de pin, le tout en lasagnes. Il n’y aura plus qu’à y verser la terre compostée de l’année passée : nous devrions avoir de quoi jardiner un minimum l’année qui vient.


14 octobre – Où l’on récolte ce qu’on sème
Dans le jardin de mes beaux-parents, je repique des salades en arrachant le chiendent. Il y a quelque chose d’extrêmement satisfaisant dans la longueur des racines arrachées, un geste qui pourrait s’apparenter à la colère lorsqu’elle nous fait frapper, mais inversé, je tire avec délicatesse pour que ça ne casse pas tout en agrippant férocement pour l’avoir, un paradoxe intéressant de rage maîtrisée.
Kira plante quelques pieds. Son grand-père est proche de nous, il tue à la main les limaces dans ses choux ce qu’elle essaye d’ignorer bravement. Il lance alors un très idiot « tu pourrais le faire toi avec tes petites mains » qui fait monter sa rage. Et alors que je suis en train de répondre « tu ne devrais pas dire des choses comme ça si tu veux qu’elle revienne » et Kira de quitter le jardin sans même qu’il ne s’en aperçoive, il me répond quelque chose du genre « mais non, je n’arrêterai jamais, c’est bien de la bouger ». Il vient de perdre sa petite-fille ainsi que sa présence dans le jardin.
Dans quelques temps, ils demanderont après elle et ne comprendront pas, encore, qu’ils sont à l’origine de son désamour profond pour eux, s’en attristeront. Trois de leurs petits-enfants ne les aiment pas (dont les deux miennes), et je ne peux pas en permanence arrondir les angles. Parfois il y a besoin que les sentiments et leurs conséquences s’expriment sans intermédiaire.
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Très heureuse pour ces belles rencontres dans la ville rose…il y a encore de l’humain quelque part et quand on le croise ainsi on se sent exploser de joie. Tu le dis si bien.
Ça chauffe à l’intérieur tout en étant doux aussi, tant ça fait du bien <3