. Le Stade
18h15. Nous partons de chez Blanche et mes pieds dansent. J’ai vérifié mille fois que j’ai bien les papiers, les deux barres de céréales, mes mitaines et les mini-bouteilles dans le sac, j’ai même sans le vouloir donné une tape sur la main de LeChat qui touchait les billets, je suis mortifiée – je ne sais plus qui je suis. Visiblement, j’ai la morsure facile.
Je passe devant une boite à livres sans l’ouvrir – une première. Et puis soudain, des personnes, beaucoup, beaucoup de personnes. Nous sommes à dix minutes du stade et la foule, déjà, est là, elle avance et nous avons tous le même élan, ce même mouvement. Une même manière de marcher, un peu – chorégraphique. Le flot est constant, il semble se déverser sur les trottoirs sans que j’en trouve l’origine, il en vient de tous les côtés. Et je stresse un peu, sans que ce soit de l’angoisse à proprement parler ou alors je ne la devine pas, elle est suffisamment en sous-marin pour qu’on s’ignore ensemble.
Juste avant le tunnel aux mille couleurs, un barrage et des barrières, militaire, armé sur les bords. Des gilets jaunes. Nous ouvrons nos sacs, ils palpent les hommes et je passe sans être touchée – ce qui me soulage. Le gars regarde mon sac sans le toucher non plus, relève la tête et me demande l’air étonné « c’est tout ce que vous avez ? » et je dysfonctionne. Il voudrait quoi, dans mon sac ? Un chat ? J’éclate limite de rire, je lui réponds « ben oui ». Le monde derrière moi m’empêche de continuer la conversation, mais je n’arrête pas d’y penser. Je ne comprends pas sa question.
Il y a à ce moment-là, devant nous, comme un vide, nous arrivons au compte goutte dans le tunnel. Derrière-moi, la planète.

Sur l’esplanade, la foule s’intensifie entre ceux qui arrivent et ceux qui sont là depuis des heures. Calme et rires dominent, la bière est partout. La boutique officielle est presque invisible, il y a tellement de monde je préfère ne pas m’approcher pour regarder, tant pis pour le programme (je voulais savoir ce qui justifiait le prix très élevé vu sur le net ; des photos sans doute). Des bars s’élèvent des musiques de Mylène Farmer ou des chansons des années 80, le tout se mélange dans une cacophonie joyeuse et je danse une minute devant un stand avec deux magnifiques drag queens – parce que la musique. C’est à peu près à ce moment-là que je fais mon premier mini-malaise, la tête me tourne et j’attrape le bras de LeChat. Ça passe si vite, je crois l’avoir rêvé. Devant mes yeux défile un second malaise, légers papillons noirs mais surtout le monde bascule en flou. Ça ne va pas du tout, je chavire une troisième fois ou alors ce sont les autres, ils tournent avec le ciel et se stabilisent, indifféremment, il n’y a plus de sens au monde – en a-t-il jamais eu. On file acheter des frites à six euros (la barquette est en or), et doucement je remonte. J’ai grillé en quelques minutes toutes mes ressources (j’aurais passé la journée entière à manger), heureusement que les frites étaient là. L’évènement me dévore.
Un homme nous arrête, vous les avez acheté où les frites ? Une petite urgence dans sa voix m’a fait me demander s’il n’y avait pas une personne qui faisait elle aussi un malaise, quelque part – prisonnière du flou comme moi.
Lorsque je lève la tête, j’aperçois le ciel, il est d’un bleu pâle absolument magnifique, la lumière me fige, quelles superbes photos j’aurais fait avec une luminosité pareille, si j’avais eu mon appareil…
Plus tard, je lirai qu’il pleuvait. Ce n’était pas mon concert, ou pas ma planète, ou alors c’était vendredi et peut-être en effet qu’il pleuvait ce soir-là mais samedi, c’était un ciel bleu grandiose qui nous surplombait – et de celui-ci, personne n’a parlé.

19h. Nous profitons de l’ambiance installée à l’extérieur pour nous faufiler à l’intérieur du stade. Au portillon H, il n’y a personne – ils boivent tous des bières derrière nous, mangent des frites, ou font simplement la fête. Je tremble un peu en passant le code-barre devant la machine qui passe directement au vert sans même frémir – elle ne sait rien la machine, de l’angoisse que j’ai depuis sept jours – et une femme me fait signe d’avancer, et à cet instant précis j’ai une envie furieuse de hurler ma joie – je me retiens, mais. Je sens un énorme poids se retirer de mon cœur, bordel on est passé, je vais vraiment la voir alors ! Il n’y a plus de questionnement, le site n’était pas une arnaque… (ça leur arrive sinon de communiquer sur les sites officiels ?). On nous fait signe d’avancer et cette fois je suis palpée par une femme – argh – mon sac aussi. Elle me fait jeter le bouchon de la bouteille et j’attends LeChat pour qui c’est plus long. C’est là que je vois la crasse des gens. Je m’en fiche moi que vous ayez vécu là pendant cinq jours, vous avez été éduqué comment pour laisser ces merdes derrières-vous comme ça ? Il y a même des coussins abandonnés, des couvertures de survie. Il faut croire qu’il y a encore des illuminés pour ne pas être au courant que la pollution est en train de tous nous tuer. Et pendant un instant, ça me gâche tout. L’incivilité, l’irrespect de certains… Je prends la photo à la volée.

Nous rejoignons nos places après un énième contrôle. Si la fosse est pleine d’un bout à l’autre du stade, les gradins eux, sont relativement vides. Je me pose et forcément, mon cerveau repart à l’assaut : je demande à LeChat s’il comprend la question du vigile tout à l’heure. C’est là que je touche du doigt mon incapacité autistique à sortir du littéral : visiblement, le gars voulait savoir si j’avais autre chose, un autre sac, quelque chose à signaler. Simplement. Autre. Chose.
D’accord. Je le vis bien.




19h30. De la musique s’élève, et je ne réalise pas tout de suite que ça va s’enchaîner comme ça pendant une heure, je laisse donc passer quelques chansons (deux ? Trois ?) avant de penser à l’enregistrer sur Spotify. La playlist est là, Nevermore, Attente et durera finalement 1h30. Si c’est Mylène Farmer qui a choisi la playlist, à quelques rares titres près, j’adore, je considère – pour ce que ça vaut – que cette dame a de bons goûts musicaux.
Le soleil rase soudain le haut du stade et embrase les gradins d’une magnifique lumière dorée, elle a un petit quelque chose de féérique, décalée. C’est d’une beauté à couper le souffle, et ce n’est pas mon petit téléphone qui a su capter cet instant – mais il y a mis tout son cœur :

Je ne sais pas comment fait le temps pour passer. Il ne dit rien et soudain on s’est éloigné de ce nous assis sur un siège inconfortable, on est ailleurs. La musique me fait danser sur mon siège ou chanter ou les deux, les gradins restent largement vides même s’ils semblent se remplir doucement, avec lenteur, on parle un peu avec notre voisin de droite très sympathique et grand fan, et soudain la lumière a baissé : le soleil n’est plus visible. C’est arrivé très vite, je n’ai rien vu. Il est l’heure du concert, on entend quelques spectateurs s’agiter : rien ne se passe. La musique enchaîne les titres, Voyage voyage, Four to the floor, des Mylèèèèène fusent un peu, les gens chantent (depuis la fosse) sur les quelques rares titres d’elle et restent statiques sinon (mais comment font-il ? Je chante et danse sur mon siège, moi), les gradins sont enfin presque plein mais on voit encore des sièges blancs, c’est intriguant. Notamment un carré entièrement vide, qui se remplira finalement quinze minutes avant le début réel, cela ressemble fortement à un espace VIP. La sono diffuse Svefn-g-englar lorsque je regarde de nouveau le stade : plus une place libre. De loin, tout semble entièrement blindé, c’est arrivé à la dernière seconde, un peu. Comme si chacun avait voulu profiter le plus longtemps possible dehors. Seule place désespérément non habitée, à droite de notre voisin-fan il y a ce siège esseulé qui le restera. Sigus Ros entame un lancinant « mais tu es où » qui excite un peu les gens. Mais pas beaucoup. Globalement, l’ambiance est un peu molle, ce n’est pas rassurant pour la suite. Le public a mon âge, mais aussi beaucoup ont plus de 60 ans comme mes voisines de gauche, je me demande comment ça va se passer, un concert qui n’est pas jeune ? Est-ce que les gens vont chanter, bouger, danser ? Je n’ai aucune expérience et là tout de suite, ça ne bouge pas ni ne crie vraiment, ça attend. Sagement.
Peut-on être sage avec Mylène ?
Je ne peux pas. Je trépigne mais pour l’instant, tout passe dans le regard et la tension dans mon corps. Et je doute que ça dure, il va falloir que ça sorte cette joie, qu’elle fuse, que quelque chose advienne.
21h. La musique se lance dans le noir de la scène.
La statue de corbeau, celle qui parait être en dur, en pierre, en roche, lourde, inaltérable et indéplaçable, s’effondre sur elle-même, tel le ballon qu’elle était.
A partir de là, je ne sais plus dans quel ordre arrive vraiment les choses, je suis entièrement tournée vers moi et la scène, une dichotomie intéressante, d’ailleurs. Scindée et liée. Les mots m’échappent encore, je les attrape à la volée mais, besoin de temps, encore.
Regrets surgit à l’écran, souvenirs de l’autre, à double titre puisque l’année dernière Jean-Louis Murat est mort. Annonce d’emblée le thème.
Un paysage apparaît, comme éloigné de tout.
Un nuage, sombre, au centre, vole…
Je n’étais pas prête.
.
Partages
. Instagram : La statue pas en pierre (vidéo) – clic sur la 5e photo
En savoir plus sur Carnets
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
La question du vigile m’aurait très probablement laissé perplexe également 😛
La playlist d’avant-le-concert est très cool, en effet !
Beaucoup de frissons à te lire, merci pour cette expérience par procuration (dédoublée et avant-première en plus, puisque tu m’en as déjà fait un retour par mail ;))
Me sens moins seule 😀 Cette question, vraiment.. ça m’énerve de passer à côté de choses évidentes comme ça ^^’
Avec beaucoup de plaisir ! Avec ton mail, ça m’a permis d’écrire cet article, je peinais à mettre en mots. Le concert lui-même est plus difficile à rapporter, tant tout était émotionnel-esthétique. J’essaye de démêler tout ce que ça a généré en moi.