Lundi 9 septembre
Dans le poulailler, il me semble entendre des pépiements tout fins, ils me frôlent c’est minuscule et je ne suis sûre de rien. Je me penche vers la cane et je les vois, duveteux et jaunes, magnifiques et bouleversants. L’un d’eux est encore mouillé de sa coquille, il bascule un peu sous ses pattes. J’en compte neuf, Kira douze, nous ne sommes pas certaines tant ils bougent.
Ils ne vont pas avoir chaud, ce n’est pas le meilleur de la saison… mais qu’est-ce que j’y connais moi, je ne sais rien de la nature et de ses envies, je ne sais rien des œufs qui se fendillent en septembre ou en juillet, rien de ce qui naît pour le plaisir du fermier et sera mangé comme les autres. J’ai la tristesse chevillée à l’émerveillement, je voudrais des vies protégées des prédateurs et je ne peux rien.
Je ne peux rien souvent.
En tout cas, je suis très surveillée :


L’après-midi alors que je récupère mon linge sur la corde, j’entends de légers cracs ou des frottements ou… ne serait-ce pas un grignotage ? Très doucement je m’approche des arbres et c’est dans le cèdre que je le trouve, il mange une amande.
Il va falloir de la bonne volonté pour le voir :

Il n’empêche, cette fois, j’étais là ^^ La photo est une catastrophe, il n’a pas pris la pose et s’est même rapidement enfui. Il est roux avec un peu de blanc sur le ventre, absolument craquant.
10 septembre
J’oublie mon téléphone et je ne peux donc pas les photographier mais d’autres petits sont nés et il y a là quinze canetons qui courent autour de leur mère. Ils pépient sans s’arrêter, c’est joyeux et désordonné, touchant.
Je cherche comment fournir à la MDPH mon dossier, il faut en passer par leur site. Tout mon travail sur papier doit être refait en ligne, soit. Je remplis. Je coche. Je ne fais plus que ça, remplir et cocher. En bas il y a un bouton « sauvegarder et reprendre plus tard », alors je sauvegarde et reprends plus tard. Plus tard, rien n’a été sauvegardé et je dois tout rentrer de nouveau, hormis le nom de Kira qui a été conservé, va savoir pourquoi. J’ai compris en tout cas : le système est validiste et je vais en baver. J’y passe donc la journée, à remplir et à cocher, à scanner des feuillets médicaux, à cocher encore. Je n’ose plus sauvegarder quoi que ce soit, j’empile les heures dessus.
Là, tout est en attente d’avoir en octobre mon dernier dossier. Je pensais le transmettre comme ça et le fournir plus tard, mais le site m’informe que si j’envoie, je ne pourrais plus rien compléter avant qu’ils ne m’aient contactée (ce qui peut prendre entre 4 et 12 mois). Je préfère attendre mon rendez-vous en octobre et je les maudis sur plusieurs générations. J’ai sauvegardé, pas osé vérifier ce qui est resté cette fois.
Retour des beaux-parents dans la soirée, mon travail est terminé..

J’ai repris un peu le crochet, et puis tu sais, le chat. De toute façon, je maille sans véritable but. Juste pour occuper les doigts pendant les films.
11 septembre
Nous devions être trois à la fripe, nous étions finalement cinq et pas une n’était de trop. J’aime avoir repris, être de nouveau au milieu d’un réseau un brin écologique au moins dans une filière, heureuse de parler et voir du monde. Et puis je ne peux pas le nier, j’adore trier.
J’ai signé six papiers pour notre stagiaire Maa, et j’ai une autre petite pile à ratifier pour la mairie, emportée à la maison. Le jour où j’ai accepté d’être présidente, j’aurais peut-être dû réfléchir quelques secondes..
Samedi, AnMA a oublié de venir, elle ne s’en est même pas aperçu. Je crains qu’elle ne puisse pas longtemps rester chez elle. Nous, on fera avec ses manquements, mais elle..?
LeChat rentre du travail et nous partons en courant presque. Nous avons rendez-vous au SPOT de Montpellier, c’est un peu juste mais nous sommes à l’heure. Ils sont adorables. Je craque sur les beaux cheveux longs de celui qui nous reçoit, et je remercie tout bas la présence de LeChat : il est le seul à parler. Enfin si, j’arrive à placer qu’on est autiste et que notre communication n’est pas facile. Comme il me répond que c’est souvent le cas dans le cadre de la transidentité, je discute de l’étude faite en Angleterre (trois fois plus que dans le reste de la population) et j’adore son regard à ce moment-là, très ancré, puissant – je cerne que ma réaction est typique d’une personne autiste, me taire c’est bien aussi.
Kira qui n’a pourtant pas dit un mot, ressort du lieu lessivée – elle ne parle presque plus en extérieur. Nous avons un numéro de téléphone pour une asso sur Toulouse, et la certitude qu’il va nous falloir nous rendre sur Paris si nous voulons un bon suivi, pertinent et sécurisé. Financièrement, ça ne va pas être simple mais quoi d’autre ? Surtout si LeChat réduit ses heures..
Nous passons trente minutes avant la fermeture au magasin HopStoys, c’est la première fois que nous nous y déplaçons. On dirait.. je ne sais pas. C’est comme un lieu de détente. Le silence nous enveloppe, les objets sont tous manipulables.. un petit paradis. Nous repartons avec deux ou trois choses, pour le bonheur des filles.
Sur le retour, un arc-en-ciel illumine le ciel. Le pied est tellement lumineux, il fait mal aux yeux, je n’avais jamais vu ça.
LeChat fait son cv et une lettre de motivation en quelques heures, avant de dormir : un poste s’est libéré à la Biocoop du coin. Cela réduirait de 700 euros son salaire – rien de pertinent là-dedans, juste lui qui craque dans son boulot et a besoin de partir.
Déposer un cv ne donne pas un travail, rien n’est fait.
12 septembre
Cela faisait un petit moment que j’y pensais, à apprendre à jardiner. Je sais semer des graines, planter des pieds de tomate et de poivrons, cueillir les fruits. Mais je ne sais pas désherber – d’abord il faut identifier correctement et pas arracher ce que tu as placé toi, et puis les herbes sauvages ont le droit de vivre aussi donc je ne touche à rien, voilà – je ne connais pas les saisons liées aux semences, je ne sais pas ce qu’on garde au chaud avant de mettre en terre (hormis quelques-uns), je ne sais pas quand on récolte les légumes (sauf le très visible comme les courgettes ou les aubergines), je ne sais pas qui a besoin de quoi.
En fait je suis une je-sais-un-peu-mais-pas-trop. Je sais à la fois plein de choses et rien, ou alors c’est juste moi qui croit à mon ignorance. Et je ne peux pas apprendre en tâtonnant sur mon terrain, on a de l’argile bien jaune sans terre. Nous lui apportons fumier, compost et autre dès que nous pouvons mais nous en avons pour les cinq prochaines années je pense, avant de pouvoir jardiner quelque chose. J’ai donc demandé à mes beaux-parents de m’enseigner, et j’ai commencé ce matin, pendant deux heures trente. J’ai accroché les lianes de patates douces qui s’évadaient depuis des semaines, récolté les graines d’arroche et parce que je suis dissipée je suis aussi allée voir les canetons trop mignons. Ça n’a pas l’air comme ça, mais ça a suffi à me plier pour la journée.
Et pendant ces deux heures et trente minutes, j’ai arrêté de penser.

Le soir (à deux horaires différents) les filles tentent leur nouvelle activité : self-défense. Elles en reviennent ravies. J’en suis soulagée. Cela faisait cinq ans que Kira n’avait pas remis les pieds dans un groupe de loisir et elle ne supporte pas d’être touchée : ce n’était pas gagné.
Je me couche, le dos en souffrance et l’envie de ne plus jamais bouger.
Mais les maisons ne brûlent pas toutes les nuits, il parait.
13 septembre
La journée se creuse de cette fatigue lourde, inabordable quel que soit l’angle. Je n’en peux plus, si tu savais (alors pas de jardin aujourd’hui). Malgré tout je fais une machine de linge. Dehors les rafales de vent sont telles, au moment de l’étendre, la bassine (vidée au tiers) s’envole avec les vêtements, les cordes tentent de se libérer et m’échappent ; nous résistons avec les cheveux dans le visage. Je récupère l’ensemble avec Kira ; nous rions tant c’est hallucinant. J’accroche tout avec trois fois plus d’épingles, pour être sûre.
I. vient prendre les clés de la fripe, elle a besoin d’une gigoteuse pour son petit fils qui a eu froid cette nuit. Il faut dire que les températures ont chuté, il faisait 7°C. De mon côté j’ai remis ma couverture douillette et la bouillotte en service. Septembre se gèle les doigts. Je me chauffe un thé pour ne pas tomber trop loin.
Je ne lis plus depuis trois jours, ou alors des pages par-ci par-là du carnet de voyage Mékong. À la place, je découvre la série Le problème à 3 corps, mille fois plus réussie que le livre brouillon que j’ai lu il y a un an ou deux. Je suis bouleversée par le geste de la scientifique, non, nous ne savons pas nous sauver nous même et chaque jour il y a quelqu’un pour appuyer sur ce même bouton, chaque jour quelqu’un se dit « à quoi bon » sans en réaliser la portée, sans voir le traumatisme derrière.
Notre voisin roux est revenu, il court dans le frêne et c’est un miracle si je réussis à peu près ce cliché lors de sa descente : il s’est arrêté quatre secondes.
Lorsque je le vois je n’ai pas l’impression que tout s’effondre autour de nous, mais plutôt que tout peut encore être sauvé. Que nous avons une infime chance de ne pas être l’espèce qui tuera toutes les autres.

Je ressens une immense lassitude. Quelque chose de l’ordre de l’abandon, de l’épuisement. De la beauté et de la fatigue mêlée.
Qu’est-ce que je vais faire de ça.
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. Podcast : J’avais oublié l’existence de Fréquence neuf 3/4
. Musique : Mimose (Christian Löffler Remix), Parra for Curva
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J’apprécie de te lire. De lire tes réflexions et pensées sur ta vie et le monde, de voir quelques beautés et que ces quelques beautés fassent le contrepoids avec le reste si trouble du monde autour.
Merci pour les belles photos de cette nature qui réconcilie avec un peut-être de l’Homme.
Paris reste souvent la seule alternative pour des prises en charges efficaces et sereines.
Bravo pour le jardinage! C’est quelque chose qui m’appelle de plus en plus, je n’y connais rien mais j’ai l’impression que ce contact à la terre m’apporterait un nouvel équilibre.
Belle semaine et au plaisir.
Merci de tes mots <3 J’essaye de conserver cet équilibre, si précaire. Pour ne pas profondément déprimer sur ce qui se profile..
Finalement il y aura peut-être Nîmes de possible, mais il est vrai que bien souvent la meilleure prise en charge reste sur Paris.
C’est très puissant, les mains dans la terre, très apaisant. Tu me diras si tu te tournes toi aussi vers le jardin ?
Douce semaine à toi 🙂
Je lis dans le désordre et en retard, mais je lis, j’adore lire ce journal, la lumière qui se dépose ici et là. (J’ignorais tout du possible lien privilégié entre autisme et transidentité — l’impression qu’il y a tant à creuser, qu’on en sait si peu sur les méandres de nos cerveaux…)
J’ai moi aussi du retard chez toi, j’essaye de rattraper ^^ Je suis ravie que le format te plaise, j’y prends vraiment goût (même si contrairement à toi, je les poste vraiment n’importe quand, oups).
(oh oui, encore beaucoup à creuser..!)
Et c’est très bien comme ça, tout n’a pas à être rigide de régularité. Je regrette parfois l’époque où je bloguais au bon vouloir, sans cette crainte-désir de tout consigner pour ne rien oublier, sans courir après les jours qu’on vit plus vite qu’on ne les raconte. 🙂
La régularité n’est pas mon fort ^^’ Je suis bien surprise de tenir le côté journalier, du coup. Je me permets la fantaisie de publier quand j’ai besoin, à l’arrache (et c’est vrai que c’est bien aussi, comme ça).
Je comprends, ça demande une gymnastique et ça va bien plus vite en effet que ce qu’on peut écrire ^^’ Et ce temps que ça prend ! C’est peut-être le plus gros du problème.