5 septembre
C’est une journée à boire un thé sous une couverture douce, devant un feu de cheminée avec un bon livre. L’été est cette fois réellement reparti – je n’avais pas réalisé que je sentais à l’avance les baisses de températures, je m’interroge. Je me serre autour de la tasse, je laisse sa chaleur me réunir, je m’enroule comme un chat.
Pourtant je dois absolument aboutir le dossier pour la MDPH de Kira et je reprends, feuille après feuille, le long cheminement dans les limites de cette enfant. Et parce que c’est en train de la miner, je lui rappelle qu’elle n’est pas que ça, cet amoncellement de cases difficiles. Que tout ça finalement, c’est juste pour que la société se rappelle que nous sommes tous différents.
Et juste comme ça, sans rapport avec rien, je retrouve le titre de mon carnet : « Lorsque je crois que je ne sais plus faire » ! Je le note sur la page de garde avant qu’il ne s’envole de nouveau.
J’ai terminé d’arracher mon vernis (je sais, ce n’est pas bien). LeChat a observé mes doigts et a demandé s’il y avait un décompte, s’il allait arriver quelque chose lorsqu’il n’y aurait plus rien à soulever, de grave ou de magique : chaque jour sans m’en apercevoir, je retirais la couleur d’un doigt. Cheminement involontaire de mon stress ou de ma fatigue, je ne sais pas, mais j’ai aussi songé que ça m’approchait d’une nouvelle teinte peut-être – enfin pour cela il faudrait que j’y pense.
Question cruciale : quelle couleur pour le suivant ?
Valérie Perrin a écrit un nouveau livre, ce qui est la meilleure nouvelle de la journée. Il va donc complètement bousculer mon agenda livresque, déjà surbooké par le Challenge solidaire, le prix, puis la rentrée et le retour du Café littéraire dans deux semaines. Je suis à peu près certaine de ne pas arriver à le laisser de côté alors qu’il est (déjà) dans ma liseuse. Oups. Ce qui me sauve aujourd’hui, c’est de devoir terminer Annie au milieu pour le prix, et rapidement : il me pose problème.
Le soir nous regardons Indian Palace et j’aime profondément retrouver Maggie Smith (je ne la présente pas), Penelope Wilton (Downton Abbey avec la précédente nommée, duo merveilleux) ou Tina Desai de Sense8. J’ai aimé la beauté des relations, les houleuses comme les suggérées (c’est très britannique). Une belle rencontre.
En Inde nous avons un dicton : à la fin de l’histoire, tout finit par s’arranger.
Si tout n’est pas arrangé, c’est que ce n’est pas encore la fin.
6 septembre
La fripe me prend tout, mais la réserve est désormais accessible a défaut d’être terminée. Il nous aura fallu trois heures, trois sacs jaunes pour le recyclage, et cinq pour une autre fripe, avant de découvrir que cette pièce avait encore un sol.
Le parcours du combattant est en marche pour trouver un endocrinologue qui ne soit pas transphobe. Dans notre coin élargi à 1h30 de route, nous en avons un transphobe mais qui délivre des hormones (au moins, il le fait) après un passage obligatoire par un psychiatre (sinon il refuse, il s’en fiche que ce ne soit plus légal), et donc une psychiatre safe qui les verra, mais en mars. Avez-vous déjà annoncé un délai de six mois à des adolescentes ? Plus un délai rajouté de plusieurs séances ? Opération déprimante.
Je continue de chercher une solution différente, j’aimerais éviter ce médecin.. il reste la possibilité de Paris, mais les voyages ont des coûts élevés.
Je suis fatiguée, tellement.
Nous partons marcher un peu avant la pluie (qui ne tombera jamais) et nous observons l’accouplement de pholcidés sur notre fenêtre (de loin, pour moi) puis de mille-pattes sur le chemin (c’est adorable). La grenouille de la fontaine est partie voir ailleurs si l’eau était plus verte, nous perdons une belle occasion d’observation journalière..
Je lis ce livre pour le prix, Ballade pour une baleine. J’avance dans ma lecture et je me sens… en lien. Je dois atteindre pratiquement la fin de l’histoire pour comprendre que je suis bouleversée par la solitude qui émane de la baleine, bouleversée depuis une telle profondeur, je pleure. Mon cœur tremble de les voir se lier, elle et l’enfant, je bascule sur le regard de la baleine, ma blessure se rouvre et j’ai mal. Ma solitude n’a pas de fin. Moi aussi je voudrais me sentir mieux dans l’océan.
Saturation le soir, elles parlent sans s’arrêter à leur père et je mets le casque, je me soustrais à ce qui fait de nous une famille.
Parfois, je ne sais pas comment rester.
Avant de dormir, j’entends Kira tchiper, je n’ai pas d’autres mots pour décrire ce son qu’elle fait avec les lèvres et l’air qui s’en échappe de manière saccadée. Le stress a grimpé d’un niveau en prévision de demain – ou de son parcours de transition qui lui échappe un peu.
7 septembre
Nous tentons d’apprendre l’indépendance à Kira, plus exactement à ce qu’elle gère sans se démolir de l’intérieur. Elle attrape le bus presque à la volée au bout de notre chemin et je sens sa tension parce qu’elle ne sait plus comment passer la carte prépayée. Le bus part avec l’adoe – qui tente d’en être une.
La musique sur les oreilles, c’est doux pour elle (me dira-t-elle plus tard). Une réussite, alors.
Nous arrivons à la gare routière, son terminus, avant elle. LeChat repart à la médiathèque, s’y garer. Avec Chouette nous observons un bombyx, il tente chaque fissure du mur, je ne sais pas s’il cherche une fleur ou une odeur ou une cachette, il effleure les trous abîmés, les cavités solides, ne se pose jamais, il butine le gris du ciel, peut-être. J’ai la sensation qu’il ne sait plus être lui.
Chouette se pose à une barrière un peu plus loin devant moi et je suis étonnée comme de dos on dirait une jeune fille, je cherche à comprendre ce qui donne cette sensation, est-ce seulement les vêtements, le petit sac, les cheveux ? Il y a une allure, quelque chose d’indéfinissable dans sa manière d’être. Je n’ose pas la photographier mais je m’en mets plein le cœur.
Kira est là, descendue du bus, et je la laisse se diriger seule vers la médiathèque sans souci. Elle marche devant, rapide, efficace, tendue aussi. Nous sommes pratiquement arrivées lorsque Chouette réalise que son sac a disparu de son bras. Volatilisé. L’incompréhension nous soulève. Il a dû glisser, la lanière est courte et peu pratique… nous rebroussons chemin, regardons le sol, elles courent et je marche, trop fatiguée.
Rien jusqu’à la gare, il n’a plus aucune existence. Je regarde les rebords de fenêtre dès fois qu’une personne l’aurait ramassé et j’ouvre même les poubelles, mais non. Sur le retour où nos yeux traînent encore et encore sans succès et plus aucun espoir, Chouette le trouve alors qu’on l’a pratiquement dépassé, très visible : il est là comme il est tombé, en vrac au sol. Et je comprends pourquoi on ne l’a pas vu, pourquoi on a failli le rater encore : nous avons, chacune et inconsciemment, évité de regarder les deux pigeons écrasés. Une zone de néant. Sur le trottoir, un trou noir aspirait nos regards.
Ça m’interpelle fort, cet évitement à trois, sur un aller et un retour. Le refus de voir ces oiseaux morts. Je me demande combien de fois nous évitons quelque chose, au point de rater d’autres évidences.
Je suis si fatiguée que toute logique m’échappe désormais. Nous rentrons dans la médiathèque, et je cherche nos trois réservations, il n’y a rien. Je leur demande, elles ne trouvent pas non plus. Nous passons les unes et les autres trente minutes sur ces mangas manquants, dans l’incompréhension la plus totale (on n’a pas retourné le lieu, mais presque). Il reste l’option « une personne les a pris pour les lire vite » mais tout de même c’est… c’est… et je fais le lien. LeChat a dû les prendre en arrivant – ce qu’il me confirme par téléphone. Je me sens nullissime, j’aurais dû y penser ; je m’excuse dix mille fois et j’ai envie de pleurer.
Lorsque nous repartons de la médiathèque, LeChat a besoin de chaussures – je suis perplexe, nous y étions il y a deux semaines. Nous restons toutes les trois dans la voiture (Kira ne supporte déjà plus rien), et je suis heureuse d’avoir emporté mes écouteurs : une musique pénible se déverse sur le parking. Je ne sais pas qui leur a dit que ça serait bon pour le commerce, moi ça me rend folle.
Il revient sans chaussures et se dirige vers une deuxième magasin qui a le bon goût d’être installé à côté de la Fnac. Je m’échappe, laissant les filles dans la voiture. Je déambule, musique sur les oreilles. J’y trouve un livre de dessin, sur les personnages, les postures et je l’achète (avec pas mes sous, je sais) afin de reprendre le crayon chaque jour. Je fais l’erreur de retirer mes écouteurs (au milieu des autres parfois, ça m’angoisse de ne pas entendre, comme si le danger ne m’était plus perceptible). La file d’attente ressemble à un serpent, elle me grignote les pensées et je suis à rien de renoncer. Le bruit, tu sais ? Les gens. Les lumières. Les mouvements. Je n’arrive plus à rester debout, et au moment où j’amorce un retrait, une femme s’avance, elle demande qui paye par carte pour peu d’articles ? et elle nous emmène (nous sommes deux) dans le magasin, à un poste tout blanc, et juste comme ça je paye ce livre très rapidement et m’échappe de là.
Dehors, des éclaboussures de nuages jusque sur les mains.
Le soir, nous laissons les enfants à la maison. Le ciel est inquiétant, noir. Il n’y a pas d’autres mots pour exprimer ce qui nous fonce dessus depuis les Cévènnes. Je suggère d’emporter un parapluie, il hausse les épaules, un peu, et je n’insiste pas, j’ai la sensation que rien ne pourra nous protéger de ce qui arrive.

À un feu, j’entends la voix d’un homme et je me tends direct, il dit excusez-moi madame et dans sa voix j’entends l’alcool, la fatigue, la douceur, la maigreur, la vie dehors et lorsque je me retourne il est maigre et j’en suis triste. Il me demande l’heure, il s’excuse presque. Je ne sais pas quand est-ce qu’on arrête de se figer parce qu’une voix d’homme surgit de derrière soi.
LeChat nous emmène lui et moi, loin loin loin où on ne va jamais : ailleurs. C’est incroyable, ailleurs. Sans enfants, sans listes, sans paperasse, sans rien à faire que discuter. Juste lui, juste moi, de la musique et un verre devant nous – moi, sans alcool, parce que ça sera toujours sans.

À 21h il n’y a pratiquement personne, mais rapidement la foule devient compacte. Nous sommes souvent lorgnés, assis sur la seule banquette confortable. La déco est très Factory, c’est sympathique parce qu’il pousse légèrement vers le Steampunk – qui m’aurait mieux convenu. Le bar le plus branché de la ville, mais je reverrais bien sa déco.
Nous rions avec un couple qui se pose à notre table, ils sont trempés jusqu’aux os, le jean collé : ils dégoulinent. Ils sont mignons, notre âge, elle rigole sans s’arrêter, mais lui, il cache sa détresse dans un humour dingue qui nous fait beaucoup rire mais ne cache bien ni sa maigreur ni sa souffrance. Un mélange de joie triste et de tristesse joyeuse.
Deux heures passent et le son est si fort, je finis par avoir besoin de rentrer, et c’est sous une pluie torrentielle que nous allons à la voiture garée assez loin, on rit et on tente de ne pas glisser. Et c’est fou cette beauté, l’eau qui tombe du ciel comme des rideaux qui s’effondre et s’éclatent au sol dans de grands éclats, la lumière est féerique et je voudrais me caler sous un porche pour photographier ce monde hors temps, je voudrais rester là et tant pis si je me fais tremper, tant pis si personne ne comprend et qu’il avance devant sans moi. Mais il n’y a rien, seulement des arbres qui ne protègent plus depuis longtemps et l’eau qui dévale du ciel dans d’immenses éclaboussures. Je les vois, je nous vois comme au ralenti. Nous posons les pieds dans le doré des lampadaires, dans la rivière qui a pris possession des trottoirs et de la route, dans les flammes d’eau qui explosent au sol, dans les trous qui avalent nos pas. Ma longue veste noire en laine s’alourdit et je ne suis plus certaine de me rendre quelque part, d’avoir un but, de savoir où est la voiture ou de vouloir le savoir. Ce monde est magnifique.
Dimanche 8 septembre
Aujourd’hui je ne lis pas, je n’ai ni l’envie, ni le temps ; c’est comme ça que je rate mon challenge personnel d’un livre par jour durant ce mois. Je lis beaucoup la nuit mais pas cette fois, la fatigue m’a rattrapée dans les draps, finalement.
A la place, nous partons à la découverte d’un village magnifique tout en pierres et verdures, d’où part un GR. Un chat nous accueille par ses miaulements et envies de caresse, parce qu’en promenade…


Sur le chemin, c’est comme un retour dans le temps : l’Auvergne est sous nos yeux, moussue, verte, la forêt est haute. L’influence de la rivière est très importante ici, elle me fait un bien fou au moral. Je ne suis pas une fille des Cévennes, mais de montagne. Elle me manque.


Je prends des photos dans le flou de mon regard, la mise au point du viseur ne bouge plus depuis longtemps. En fait il y a de plus en plus de boutons qui se figent sur mon Nikon, j’appuie et je lui fais confiance pour ne pas faire n’importe quoi. C’est un peu délirant, lorsque j’y pense, d’avoir aussi peu de maîtrise sur ce que je fais. Par acquis de conscience, je tente encore une fois et miraculeusement il dérape et refonctionne, la vision est parfaite et je vois de nouveau ce que je fais. La joie me saute au visage, tout le bonheur de photographier me revient d’un seul coup et me change la vie. Je vais peut-être arrêter les photos un peu floutées-sans-l-être.
Je n’ai pas la même joie pour les autres boutons, toujours bien figés et douloureux à manipuler. Il va falloir que je le porte à réviser, mes mains n’y arrivent plus. En discutant, LeChat me dit que l’appareil a plutôt quatorze ans que onze, nous étions encore à Montpellier. C’est bien possible, en effet… moi, je ne sais plus.
Alors que nous observons sans bouger un insecte déambuler sur le chemin, un écureuil roux s’échappe d’un coup au-dessus de nous : nous ne l’avions pas vu, mais lui oui ! Instant magique…

En dehors du sentier, sous les arbres, nous découvrons des grottes et des champignons absolument minuscules. La lumière y passe mal, je photographie mille fois avant d’obtenir quelque chose et lasser la famille. Ils fatiguent et je refuse de reconnaître que je n’en peux plus. Ils rebroussent chemin, et ils ont raison.


Sur le retour, pas exactement au même endroit, nous recroisons l’écureuil (à priori le même) qui court si vite qu’il aurait été impossible de le photographier même si je n’avais pas rangé l’appareil. Il nous fuit sans plus de discrétion que précédemment, mais cette fois je l’ai entendu grignoter et c’est ce qui l’a signalé.
Alors que je ramasse un déchet, je vois une vieille ficelle attachée autour d’un arbre. Avec le couteau de LeChat, nous la découpons pour trouver un deuxième quatre pas plus loin avec une autre ficelle encore plus ancienne, plus difficile à retirer. Et nous en retirons une troisième, qui laisse cette fois une empreinte de bien un centimètre de profondeur au tronc. Je ne comprends ni la pollution ni les blessures imposées.
La pluie nous regarde à travers la fenêtre : nous sommes rentrés juste à temps pour voir la nouvelle saison s’installer, bien au chaud.
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. Musique : Kira me fait écouter Requiem for a dream, version beatbox :
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La beauté de la description des lumières sous la pluie… J’aime d’autant plus que je n’y aurais probablement pas été sensible sur place, trop occupée à grommeler de me faire tremper.
Et la toute petite branche de mousse comme une chenille sur la roche. 💚
J’essaye de ne voir que la beauté pour garder le sourire autant que possible, ça fonctionne bien 🙂
Mais oui ❤ Elle me fait penser à ce petit jouet, la chenille magique
C’est exactement à ça que je pensais : la chenille magique ! J’ignorais son nom ; la mienne avait été baptisée Milly, je crois (ou alors c’est un faux souvenir, croisé avec les Millie’s cookies). Ma cousine et moi les avions repérées sur un stand du marché nocturne de la petite ville où nous passions nos vacances, et j’ai fait passer la mienne un nombre incalculable de fois entre mes doigts.
La mienne était rose pétard, je détestais le rose mais je l’adorais elle. Entre les doigts, si doux <3 Ce sont de jolis souvenirs..