Lundi, 18h30.
L’enfant-ado de douze ans qui n’est jamais sorti seul de la maison, qui peine à aller à la boite aux lettres à cause des chiens errants (la plaie), et que j’ai dû faire travailler l’année dernière (avec son frère ainé) « allez aujourd’hui vous allez jusqu’au portail, jusqu’au premier champ, jusqu’à la maison à la vigne vierge, … et vous revenez » pour leur apprendre à gérer l’angoisse de sortir de la maison sans adulte, et qui désormais est « seulement » capable d’aller à la boite aux lettres (si aucun chien n’est dans les parages), Hibou donc, nous a sorti tout à trac : est-ce que je peux prendre mon vélo et aller au centre village ? C’est pour écrire.
Il nous a pris de court.
Comme la route est, justement, une route, reliant deux villes et de fait très passante et relativement dangereuse (de temps à autre, une voiture dans le fossé le rappelle à quelques étourdis de l’accélérateur), on a refusé, fort tristement. À la place, bien que cela ne comble pas l’envie d’écrire sur la place du village, nous lui avons suggéré de déjà faire une sortie sur les chemins des champs. Ce qu’il a fait.
Il grandit.
Mercredi, 10h.
Sur ma suggestion de l’accompagner, l’enfant-ado a enfourné son vélo et moi ma trottinette (électrique, c’est déjà bien fatiguant ainsi) et nous sommes dirigés vers le centre. Je n’ai pas osé le photographier, lui assis avec son carnet et son crayon, si sérieux et heureux. Mais il était beau.
En levant les yeux de mon livre (l’imposé livre historique du mois dont je ne sais encore que penser), j’ai réalisé que la porte de la frip était ouverte – étonnant – puis que nous étions mercredi – ça expliquait. J’ai proposé à Hibou de m’attendre là pendant que j’allais dire bonjour aux collègues-copines, mais il ne s’est pas senti, tout seul, sur la place. Dans ma tête, j’ai noté que d’accord, pas si grand. Ou qu’il était grand le lundi et petit le mercredi – on sous-estime le pouvoir des jours.
À la frip, j’ai été accueillie par des cris de joie et ça a fait chavirer mon petit cœur fragile, celui qui doute de la pertinence de son existence dans ce monde.
I. m’a regardé de haut en bas, « ben tu as pas grossi hein » comme si j’étais en train de disparaitre. Elle ne sait pas que je ne suis plus en train de disparaitre, que je réapparais justement, que je m’ancre malgré les angoisses, que je suis bien là. Je soupçonne qu’elle soit persuadée qu’il faille des rondeurs pour être en bonne santé, elle traque les miennes depuis quelque temps (elles ne manquent pas pourtant, si on retire les vêtements amples, oui je me cache encore un peu).
A.M. m’a sauté au cou, les yeux immenses de M. ne me quittaient plus – j’étais sa référente jusque-là mais je la sais entre de bonnes mains avec I. et A.M. – et j’ai fait la connaissance d’une nouvelle bénévole, qui s’appelle aussi A.M., je vais encore me perdre. Je suis une catastrophe de prénoms et visages que je n’associe toujours pas après quatre années de travail à leurs côtés. Entre celles que j’appelle Françoise alors que pas du tout, et celles dont j’ai oublié le prénom alors qu’elles s’appellent Françoise, je ne m’en sors pas (elles sont trop nombreuses à s’appeler Françoise, vraiment). Je songe à me faire un dossier secret de photos et prénoms.
I. a soupiré, « tu ne regardes pas, ce n’est pas trié par couleurs on n’a pas le temps » et j’ai ri parce que je l’avais remarqué ; je sais aussi comme c’est dur à maintenir, comme on passe son temps à corriger, remettre, déplacer, ajouter et que l’été est la pire saison pour ça (trop de vêtements, ils débordent jusqu’à l’indigestion). Elles bossaient discutaient dans un même mouvement, ça m’a manqué ces gestes, les froissements des tissus, renverser les sacs et froncer le nez ou s’extasier, décider de la place.
J’ai laissé trainer mon regard et je suis tombée sur Totoro. Je n’ai pas résisté, je suis d’une faiblesse dingue sur les sacs et sur Miyazaki, j’ai pensé à Lizly, j’ai pensé à cette année où j’avais fait des photos floues de la petite exposition avec le chat-bus, j’ai retrouvé Blanche et Aevole et le fauteuil qu’elles poussaient dans les allées, j’ai attrapé le sac et il contenait tous les souvenirs de cette joie-là. Je le payerai lundi, à la réunion – A.M. (première du nom) a crié sa joie de me voir y venir (à quel moment j’ai pu penser être en trop, la douleur peut-être, c’était elle qui était en trop et moi qui ne savais plus ma place en sa présence) – et a ri elle-même de sa réaction. Je me dis que viser septembre pour reprendre mon travail est une bonne idée (c’est fermé l’été), j’ai toutes les chances de mon côté pour me rétablir, avec du temps devant moi.

La photo (au téléphone) a été prise trop vite, les pois de senteur ont fait des ombres que je n’avais pas vues. Mais enfin l’idée y est.
Me voilà avec un sac Totoro un peu fatigué sur quelques bords. I. m’a suggéré des réparations que je ne suis pas en capacité de mettre en place, défaire la doublure, retirer l’attache-aimant, poser du thermocollant, remettre l’attache, refaire la doublure. J’ai paniqué au mot « défaire », je vais donc laisser la fermeture se déliter, je le crains. La couture et moi, après avoir pourtant beaucoup travaillé ensemble, nous regardons de fort loin désormais. Une incapacité profonde. Un jour, peut-être. Lorsque j’aurai défait les nœuds.
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Je les trouve jolies, ces ombres : un sac dans son contexte 🙂
Mais oui, voilà ^^
Rien de tel qu’une belle piqûre de réalité positive qui va à l’encontre de nos fausses croyances intérieures <3 C’est ce que m’évoque ton article : je réfléchis beaucoup ces temps-ci à ces vérités internes qui pèsent lourd en nous et qui n’ont d’objectif que l’emprise qu’elles ont sur nous. Et j’apprends, tout doucement, qu’il ne tient qu’à nous de les reprogrammer…
Jolie surprise de trouver du Thomas Azier en fin d’article ! J’avais shazamé « Red eyes » à la salle d’escalade il y a quelques semaines et je m’étais dit que j’écouterais bien davantage de sa discographie… Merci de m’avoir remis ça dans les oreilles 🙂
PS : N’étant pas mère et ne souhaitant pas le devenir, j’aime beaucoup quant tu partages ton ressenti et vécu de la parentalité, ça me fait découvrir un tout autre univers !
J’en suis là, comme toi, à essayer d’intégrer qu’il y a beaucoup de fausses croyances en moi (nous), que cela participe sans doute pour moitié à mes angoisses. Le travail est en cours.
Merci parce que j’ai (re)découvert Red eyes que j’avais écouté il y a tellement d’années puis perdu : plaisir intense à l’écouter de nouveau !
Ton retour m’est doux, merci pour cela aussi <3 J’intègre petit à petit mon quotidien au blog, et plus seulement ce qui mouline dans ma tête.. ^^