Dimanche.
L’envie d’aller au cinéma nous prend chacun, sans nous concerter, et c’est amusée que j’explique que la veille j’ai fouillé allociné à la recherche d’une chose regardable par quatre personnes dont une jeune, et que j’en ai sélectionné une. Je me suis fondée sur l’âge (à partir de 10 ans), la bande-annonce (qui ne dévoile absolument rien), le résumé (pourquoi pas), en éjectant tous les avis passés en dessous de trois étoiles en moyenne (il faut bien se fier à quelque chose). Il n’en est resté qu’une. Une chose animée, chinoise : 深海, Shen hai.
La salle n’est pas grande, ni remplie, mais il y a plusieurs familles avec des enfants en bas-âge pour l’une, quelques couples, une personne seule. Nous sommes les derniers à nous installer, avec un peu de retard – les publicités se terminent dans une atmosphère feutrée. La nuit nous enveloppe, la neige et le froid tombe sur l’écran et la femme derrière moi mange du popcorn dans un bruit effroyable, un emmêlement de papier et de bouche ouverte qui me met les nerfs à vif. J’alterne le popcorn et l’image sombre, très sombre, de plus en plus sombre et je crains soudain que les dix années annoncées ne soient d’une trop grande largesse et angoisse Hibou – parce que moi, je suis atteinte par cette masse noire puis rouge. Mon extrême sensibilité se réveille, cette petite fille m’attriste, je m’identifie à son abandon et son anniversaire oublié, j’ai envie de lui dire de s’habituer même si ça fera mal chaque année, son maigre sourire m’atteint profondément, les larmes sont proches. Je me demande ce que je fais là, devant cette chose si triste, rien ne m’y avait préparée.

Le popcorn s’enchaine avec les images et soudain tout bascule, le bruit derrière moi, les couleurs étonnantes puis criardes puis belles puis inexplicables, du dessin aux pastels, on tombe dans Van Gogh, des volutes, des vagues, les couleurs me noient, les sensations prennent toute la place et c’est submergeant jusqu’à l’étouffement, vertigineux. J’ai l’impression que je vais m’y perdre et ne jamais en revenir.


Une profusion de mouvements m’oblige à fermer les yeux par moments, le son animé est trop fort, j’étouffe, je me crispe, la douleur monte dans la colonne et je mets mon casque antibruit. Le soulagement est instantané. J’entre dans une bulle où le popcorn se tait et où l’animé devient regardable. Presque. Je ne saisis pas les images où le ridicule alterne avec la violence de la masse rouge, mais où est-ce que je nous ai emmenés ?

LeChat se penche vers moi, je retire le casque, le popcorn crie et LeChat murmure, est-ce qu’on part ? Je me tourne vers l’enfant jeune à mes côtés, est-ce que tu aimes ? Et contre toute attente, il me répond qu’il aime. Nous restons, l’homme venu seul quitte la salle, le popcorn s’installe confortablement et je remets mon casque. Silence alimentaire derrière moi, éclatement culinaire sous mes yeux – le film n’est pas végétarien, il m’écœure. Les clients-poissons n’arrangent rien, je suis perdue dans des sensations où tout est ‘trop’, au milieu d’images frôlant la laideur et l’extrême beauté, le tout dans une certaine alternance frénétique.

Le délire se déroule, il manque clairement un sens à cet animé malgré la souffrance de cette petite fille bien palpable et bien rendue. Je ferme les yeux, encore et encore, sur les mouvements trop rapides, je suis consternée d’être là, perplexe sur ses bonnes notes mais n’ayant pas lu les avis – l’erreur est là. J’envie l’homme seul, tente de comprendre ce que je vois, accepte l’idée que c’est n’importe quoi. J’ai une pensée pour les petits dans la salle qui vont cauchemarder c’est évident, j’ai moi-même un malaise immense face à ces images difficiles à poser, interpréter, comprendre, violentes et étranges.
Et soudain. Une image magnifique crève l’écran. Je suis soufflée. Tétanisée. J’aurais eu besoin de la photographier, l’attraper, la dessiner. L’immense fantôme rouge au milieu de l’océan se tient droit, flotte, immobile, c’est d’une beauté folle, je ne saurai jamais la reproduire juste comme ça, sans support. Je reste fascinée alors que le film se déroule sans qu’il sache ce qu’il vient de renverser en moi. La bascule continue, s’enchaine et la clé, celle qui a manqué durant pratiquement deux heures, nous fonce dans le cœur. Je m’effondre à l’intérieur, les larmes coulent sans plus pouvoir s’arrêter, la petite fille en moi étouffe de douleur, frappe les parois de l’écran avec la petite, je ne m’arrête plus de pleurer sans m’apercevoir qu’à ma gauche LeChat laisse rouler une larme et qu’à ma droite l’enfant de douze ans est impassible – et de quinze ans, atteint. Le générique n’entame rien du bouleversement qu’est le mien, les gens se lèvent, partent, je ne peux pas bouger, la nuit de la salle est toujours là et des images surviennent, complètent un ensuite qu’on est heureux de voir, à peine soulagé, et que tous ces gens pressés ne verront pas. Je ne comprends pas ce monde.
De l’écrire, les larmes sont là. Toute à l’enfance difficile, toute à l’abandon à soigner. Son étrangeté m’a empêchée de saisir les signes dispersés. Je suis soulagée de ne pas être partie au milieu de la séance, heureuse, oui, de l’avoir vu. Nous en avons parlé en partant, dans la voiture, en rentrant, et le soir encore. Il nous a marqué par sa profondeur, son rendu hallucinant, incroyable, bouleversant, puissant. Je pense qu’il va devenir un incontournable, par son graphisme, son rendu et son message. Tian Xiaopeng surpasse, pour moi, Miyazaki (la comparaison peut paraitre douteuse et déplacée, la technologie a évoluée et c’est fort différent, et pourtant la comparaison est en place parce qu’on y sent son empreinte inévitable) par sa clarté (oui, vraiment, sa clarté) et sa beauté, pour le moindre de ses détails qui étaient là, sous nos yeux, pour son éclatant travail et son innovation. Jusqu’à sa musique, superbe, parfaite. J’ai envie de parler de générosité, dans ce qui nous a été offert, je crois que c’est le mot adéquat. Étrange mot, pour un film si extraordinaire qui déplaira sans doute à beaucoup.
Je ne suis pas remise – et pourtant… il me faudra le revoir.
Si j’ai un conseil à donner, un seul : regardez cette bande-annonce si vraiment vous le souhaitez (elle reste parfaitement en dehors), mais pas l’américaine qui dévoile bien trop de choses.
Bande annonce Le royaume des abysses
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Je reconnais dans ton partage ma propre expérience avec certains de mes films favoris – qui ont su appuyer sur quelque chose en moi qui me chavire complètement. C’est une expérience incroyablement forte, à la limite de l’insupportable – et pourtant, étrangement salutaire (pour ne pas dire salvatrice). Souvent ce sont des films que j’ai beaucoup de mal à conseiller car je doute que des résonnances si intenses et personnelles soient partageables – mais c’est en tout cas pour moi une des expériences de vie les plus précieuses qu’il soit. Merci beaucoup d’avoir écrit à ce sujet, ça me rassure que d’autres puissent comprendre un tel bouleversement 🙂
Avec beaucoup de plaisir ! Je suis heureuse de lire moi aussi, que d’autres partagent parfois ce ressenti dingue. Je me suis retrouvée à l’écrire pour deux raisons : 1) j’ai la sensation que nombreux seront les personnes à être bousculés, positivement ou négativement. Il est particulier, dérangeant, 2) j’avais un besoin irrépressible de le déposer quelque part tant il m’a bousculée.
Expérience précieuse, c’est tellement vrai..