Le renard n’est pas là, les empreintes s’enfuient et même les corbeaux m’ont laissée seule. Comment un lieu inconnu peut-il être peuplé de tant de fantômes ?
Border la bête, Lune Vuillemin
Mardi.
Les mots sont d’une beauté qui m’est douloureuse. J’entame ce livre dans le bus, c’est un choix malheureux, il est si compliqué de se concentrer dans la musique imposée, les gens qui parlent, l’arrêt à surveiller. Il y a des ouvrages pour les transports en commun, pas celui-ci.
Celui-ci attend le silence depuis l’intérieur. Il ferme nos yeux sur l’incroyable beauté de la nature, il pose nos mains sur les arbres, il happe le lecteur et ne le rend pas.
Pour son bien et le mien, je le range avec tristesse.
À la gare routière, j’attends la navette dans un nuage de cigarette, j’étouffe malgré l’écharpe remontée sur le nez, il s’infiltre jusqu’à ce que je le goutte. Lorsqu’elle arrive enfin, le chauffeur me regarde, contrarié, il doit m’ouvrir et ce n’était pas dans ses projets. Il me demande où je vais comme s’il ne me croyait pas, moi devant sa porte cherchant à monter. Je m’arrête à Silehol, le mot chante entre nous et il me laisse monter. À ma suite alors qu’il comptait fermer la porte, un monsieur immense entre, un papier froissé à la main, les mots lui échappent. Il cherche à dire c’est compliqué, il voudrait savoir mais on n’entend pas bien, le bus 50 s’il vous plaît je dois aller où ? Le chauffeur n’est pas dans sa journée, il est en retard, vous ne savez pas lire, c’est pas le 50 là, il est si énervé le monsieur redescend avec sa prononciation à l’arrêt, il fuit doucement avec son corps très grand et les épaules voûtées, il ne saura pas. En démarrant je m’aperçois que le 50 est là, à cet arrêt, il est trop tard pour le dire, c’est écrit juste au-dessus de lui.
Je crois qu’il n’avait pas la capacité des chiffres.
Le chauffeur continue de râler, roule trop vite, j’abandonne l’idée de lire bien que je sois seule et qu’il m’arrêtera je le sais, à mon arrêt sans que je le demande. Sa brutalité et mauvaise humeur me pique. Je me recentre sur le rendez-vous.
J’ai trente minutes d’avance, je reprends le livre dans la salle d’attente de la pneumologue, mais le problème est le même, un monsieur s’énerve avec la secrétaire et les mots passent par-dessus les phrases, se mélangent, la forêt sombre trébuche sur la réalité crue et je n’y arrive pas. Je n’ai plus de concentration, ces temps, le monde me brutalise.
Elle me demande alors, il s’est passé quoi pour vous cette année ? un rire m’échappe et je ne lui dis rien de ma mère de la mort de la fragilité depuis, elle me regarde étrangement dans ce rire. Je la détourne en parlant de la hernie parce que je me tiens mal sur sa chaise, la douleur est visible. Je ne sais pas pourquoi je suis restée dans le silence, je n’ai simplement pas anticipé la question. Comment répondre ? Est-ce une demande médicale, de sociabilité, réelle ? Comme toujours, l’avoir tu est parlant.
Au retour, trois correspondances et cinq minutes pour les attraper, pouvant chacune me planter dans le froid au moindre retard, m’attendent. La douleur chemine dangereusement dans la colonne et je prends la décision de marcher 35 minutes plutôt qu’attendre 50 minutes assise sur un muret qui va me démolir le dos, et j’annule ainsi un premier risque de retard et donc de rater le suivant.
Ma décision n’empêche rien, j’ai tellement mal à l’arrivée, je reprends le cbd. L’espoir d’une écriture mourante et animale m’attrape, je relis les premières phrases avec délice.
Un monsieur me rejoint, il s’assoit et se met à me parler droit dans les yeux ce qui lui demande une rotation dont je serais bien incapable. Je retire mes écouteurs, lui fais répéter et tombe dans un univers parallèle où il est question du maire qu’il vient de rencontrer, de phrases dont je ne décode pas le sens tant elles sont mangées et mêlées, les mots s’absentent et s’inventent au milieu d’un bâtiment vieux de cent ans, et il attend visiblement une réponse de moi que je suis bien incapable de donner, je n’ai pas compris. J’essaye de saisir ce qu’il exprime ou à défaut j’essaye de simplement écouter mais je finis par abandonner, je lui explique que je ne suis pas disponible, il est déçu. Dès lors, inoccupé. Il sort un objet de sa poche, me propose une cigarette marron et je secoue la tête, je ne peux plus répondre.
L’odeur du cigarillos me tombe dessus, mon incapacité à lire devient flagrante, je referme ce livre qui n’arrive pas à exister sous mes yeux et meurs olfactivement. Impossible de me lever, impossible de rester, je suis partout et nulle part, je ferme la liseuse et monte le son dans mes écouteurs comme une bulle entre l’odeur et moi, comme si la musique pouvait isoler tous les sens, et à sa manière elle aide.
.
Dans la navette de ville à ville, le livre impossible s’obstine, trop de monde et d’inconnues, je n’ai jamais fait ce trajet et me sens perdue sur une route que je connais pourtant en voiture. Mais parce que je connais cela me permet de m’arrêter au bon endroit – mais comment font les gens lorsqu’ils ne connaissent pas ? aucune indication dans le petit bus, rien, le vide intersidéral de la communication.
Je regarde l’horaire affiché, je regarde la route, je regarde l’horaire, je ne vois rien venir et finis par accepter l’idée que mon bus est passé avant ou a disparu dans les limbes. Je dois attendre une heure, debout, puisque m’asseoir au sol m’est impossible, alors je marche, en rond en large en arrière, je reviens sur mes pensées, je me prends les pieds dans ma fatigue. Le suivant n’a qu’un seul horaire affiché sur l’arrêt, il a un décalage de 5 minutes avec ce que j’avais noté si jamais je me retrouvais dans la situation d’une correspondance envolée. C’est le dernier, et s’il passe plus tôt cela me convient.
Lorsqu’il arrive je suis fracassée. J’entre et m’assois à la première place, celle qui envoie le soleil droit dans les yeux – je n’ai pas pris mes lunettes de soleil, mon sac était trop lourd. La musique déversée dans l’habitacle est épileptique, elle hurle, mais comment fait-on pour survivre aux journées à l’extérieur ?
La douleur enfle comme une respiration, une montgolfière, je me focalise sur la route et je pâlis lorsque le bus ne s’engouffre pas sur le chemin de gauche mais continue allégrement tout droit. J’interpelle le chauffeur qui me confirme que non, il ne va pas dans mon village, lui-même se perd, il croit que peut-être il est possible qu’il y ai un bus à un autre horaire, il dit juste après moi, je ne sais plus, mince, est-ce que je peux vous aider ? Je me suis effondrée en larmes.
Je me suis perdue chez moi. Avec des horaires que j’avais cherché en amont pour que cela n’arrive pas. J’ai réussi à me perdre parce que le bus qui se déplace entre chez moi et la ville possède tellement de trajets et de destinations différentes que ma ligne est une masse mouvante incompréhensible. Plus tard je verrai qu’à cet arrêt, à 17h45, et malgré le silence criant sur le panneau n’en annonçant qu’un, il y a trois bus de ma ligne qui passent à cinq minutes d’intervalle, dont deux à la même heure, pile, exactitude parfaite, pour trois lieux opposés. La même ligne ne dessert jamais le même lieu, je le savais, je n’avais juste pas compris à quel point il faut être vigilant sur l’horaire, comme c’est la panique, leur organisation.
J’ai compris.
Le bus me dépose au terminus, le chauffeur est inquiet de me laisser comme ça. Je n’ai pas le courage de lui expliquer que je suis autiste, que c’est un effondrement, que je ne suis plus capable de rien, que non je ne peux pas faire de stop, que c’est un désastre et que rien n’est grave, que je vais pleurer longtemps. Il cherche à m’aider, demande à ses collègues où ils vont, voudrait vraiment que je fasse du stop, il est gentil. Il repart, il est tenu par ses horaires, et je sens bien qu’il voudrait faire plus. Une jeune fille vient me voir, me propose gentiment de payer mon trajet… étonnamment ces marques de gentillesse ne me surchargent pas, j’ai comme atteint un palier que je ne peux ni descendre davantage ni remonter. Assise sur un banc, je pleure et je panique.
Mon mari me dit ‘je serai là dans deux heures’, il me trouve un bar où me réchauffer, et je me contente de suivre ses indications, tout droit, à gauche, sur la place. Je pousse la porte, perdue noyée en apnée, je demande à l’homme derrière le comptoir un thé noir et c’est miraculeux mais il plonge ses yeux dans les miens et il ne pose aucune question, il me dit d’accord et . il . choisit . pour . moi . parmi tous ses thés noirs – j’ai compté plus tard, neuf.
Je m’assois loin, dans le fond, dans un fauteuil un peu confortable un peu pas, proche d’une fenêtre. Je tremble de douleur, de froid et du choc du meltdown, je me raccroche à A. et LeChat par sms et je pleure toujours lorsqu’une théière thé noir aux bleuets arrive avec un serveur qui évite mon regard – à moins que ce ne soit l’inverse.
La nuit progresse, m’enveloppe, s’accorde à ma détresse. De l’autre côté de la rue, un bar véritable – il y a le bar à thés et le bar à alcool, tu sais – a allumé sa télévision, l’écran géant lance des corps et des danses, c’est complètement hypnotique, je songe à La souris, je regarde des hommes et des femmes en mouvements, je ne pense plus, je pleure. Lorsqu’il n’y a plus rien de beau à voir, j’ouvre la liseuse. Je ne m’enfonce pas complètement dans les mots, je tremble et pleure et puis pleure moins et tremble fort, je commande une deuxième théière noir bleuets, ne pleure plus que par bout et tremble toujours, je m’imprègne à ma manière.
Sa langue s’enroule autour de mes doigts, de mes yeux, de mon âme.
Le livre me rattrape, me bouleverse, soulève la poésie là où se présente la mort. Dehors le vent soulève des feuilles mortes, elles semblent vivantes, je savoure la dualité parallèle, j’attends mon prince.

J’ai aimé profondément la première partie du livre, le deuil le soin la détresse, la seconde m’a laissée de côté, un peu de cette histoire de piqûres d’araignées alors qu’elles mordent, beaucoup de l’abandon trahison mort et de coccinelles écrasées alors qu’il y avait le respect. Quelque chose a sombré. Je ne suis pas faite pour les histoires qui deviennent amour, elles trahissent là où elles ne sont pas nécessaires.
Il est à lire pour sa langue magnifique, bouleversante. J’aurais aimé l’avoir écrit, sans l’amour sexuel ou alors autre, j’aurais aimé savoir parler cette langue où se mêle le cœur des hommes aux forêts, aux renards et aux rivières.
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C’était un magnifique billet. Je sais pas quel sens ça peut avoir de dire ça, je rentre d’un voyage dont le trajet retour a été très chaotique, je suis sans doute trop fatiguée pour commenter. Tu décris des moments très difficiles et j’en suis désolée. Mais tu as une manière de le faire qui me bouleverse profondément.
Merci Dame Kalys, je suis touchée (même si je ne saurais pas dire comment j’écris). J’espère que ton voyage était beau et compensait le retour ?
Désolée pour cette épopée éprouvante et heureuse que les corps en mouvement aient apporté un peu de beauté-répit. 🙂
Merci, Dame Souris : )
Je partage le ressenti de Kalys à la lecture de ce billet. Tu n’as pas écrit ce livre, mais tu as écrit autre chose qui a touché d’autres personnes – et c’est tout aussi fort et important. Merci d’avoir partagé ton vécu et ton expérience avec une prose si sensible, sincère et touchante <3
Merci de tes mots, je suis très touchée <3