Le 4 avril est la journée la plus sévère du calendrier, elle a un nuage sombre au-dessus d’elle, même si parfois des éclairs l’illuminent de violence – mais jamais de lumière. Je suis née la veille, un soleil en équilibre, surveillée et bordée d’orages.
Le 4, c’est elle.
Elle est née un jeudi, je ne sais pas exactement comment sinon qu’elle a pleuré tout de suite, sans plus s’arrêter. Peut-être déjà face au vide. Elle aurait pu être très attendue, désirée, elle arrivait après une fausse couche et une impossibilité de tenir les grossesses. Ma grand-mère s’est fait opérer à une époque où la médecine balbutiait encore, et l’enfant suivant est resté, bien accroché. Alors. Que s’est-il passé entre cette femme non amoureuse et cet homme traumatisé par la guerre, pour qu’un tel gâchis ait lieu ? Elle n’a pas été aimée. Tout de suite. Viscéral.
Souvent, petite puis plus grande, elle a demandé à sa mère, est-ce qu’il est vraiment mon père ? Elle jure, promet, mon dieu jamais quelqu’un d’autre. Elle jure, promet. Alors ?
Elle est battue, détestée, les deux petites filles suivantes sont follement aimées – elles en profitent. À quatre ans, elle est déposée chez sa grand-mère paternelle en Lorraine, très loin, elle déteste les enfants. À six ans, elle est récupérée et lâchée en pension. Moins loin, toujours sans amour. Elle est la seule à être ainsi exilée, les deux plus jeunes restent avec leurs parents. C’est là qu’elle apprendra, par une religieuse, la mort de sa tante (préférée) de 15 ans – morte dans les bras de sa sœur, ma grand-mère. Anorexie.
Elle rentre et grandit, mal, sans sourire, avec des sœurs qu’elle ne connait pas, une mère qui travaille et un père qui la frappe.
Je me suis souvent assise devant ce vide en elle.
Les mots, les nuits, les jours, les coups, la voiture contre l’arbre, les méchancetés, les violences, les colères où elle fracassait tout autour d’elle, il s’agissait de ce vide, toujours. Elle était morcelée. Psychotique, avait dit un psy, mais qui avait commencé à la mettre en morceaux ?

À 12 ans, le plus jeune frère de ma grand-mère la tripote – je ne sais pas ce qu’il faut mettre derrière ce terme. Elle en parle à sa mère, mais à l’époque tu sais… elle lui répond que ce n’est rien, qu’elle a dû imaginer les mains. J. se destine à la prêtrise, comme tous les oncles, il est au-dessus de. Loin au-dessus de. C’est toute une histoire, lui aussi, qu’il faudrait conter, une histoire sans religion finalement, avec un mariage basé sur un mensonge, des enfants morts, et moi à la fin, entre ses mains.
Quelque part au milieu de ces jeunes années, une personne lui fait promettre le secret ; elle en a parlé vers la fin de sa vie : elle détenait un secret dont elle n’avait jamais parlé, avec la fierté de ceux qui savent se taire. J’en ai même trouvé trace dans son journal, sans jamais rien en dévoiler. Elle est morte avec. Peut-être étouffée avec. Le poids que c’est, une parole rentrée.
Alors sans doute, cela explique le reste. La femme qu’elle n’a pas su être, la non-mère qu’elle a été. Le martinet les murs l’alcool, les chantages les je-t-aime-pas les chatons tués, la vie à l’envers le chômage le secours populaire, la maison brûlée. D’une certaine manière, je comprends pourquoi et comment je suis devenue celle que je suis, abîmée et si peu sûre de moi.
Mais cette nuit, j’ai compris autre chose – à 4h14 je ne dormais plus. Je pensais à ma tante et puis une pensée en entraînant une autre j’ai songé à leurs liens.
Ma mère détestait ses sœurs profondément, elle parle de haine dans son journal. Pourtant, dans son désir de me déshériter elle les a choisies, entre des possibilités innombrables, pour ses assurances-vie. Et cet argent provenait directement de son propre héritage – ses parents ont donné 18000 euros à chacune de leurs trois filles, de leur vivant, avec la maison.
Elle a donné son héritage à ses sœurs, la moitié chacune. Comme un refus d’être dans la lignée. Avant même de me déshériter, ce qu’elle a fait c’est de se déshériter elle-même. Je doute qu’elle l’ait vu, mais ça m’a soudain frappé comme une évidence : elle s’est retirée. Elle pouvait voyager – sa passion – s’offrir des milliers de livres supplémentaires, donner à des associations, elle pouvait l’utiliser. Elle l’a rendu à deux personnes qui ont tant peiné à lui laisser des objets, à la mort de leur père, et qui m’ont dit plusieurs fois, c’était son père à elle aussi. Comme si elles en doutaient.
Et soudain, je saisis mieux mon propre refus d’hériter.
Cette onde de choc, depuis un simple refus d’aimer.
Mais simple, ça ne l’est jamais…

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Non ça n’est jamais simple
Nous somme le fruit d’une histoire et de tant de drames qu’il est parfois difficile d’écouter nos propres larmes dans ce chaos
Chaos, c’est bien le terme.. !
Oh… je ne savais pas qu’elle était morte. Ca ne la rend pas inoffensive pour autant, mais j’espère que c’est au moins un soulagement vis-à-vis de tes enfants.
J’imagine que tout ce qui sédimentait se retrouve soudain mélangé avec force. Courage avec les souvenirs, les journaux, la famille…
Elle est morte le 3 décembre, anorexie et alcoolisme mêlée. Le corps a abandonné.
Non pas inoffensive en effet (encore que, quelque part, cela me laisse la place pour comprendre celle qu’elle était), et ma famille pas davantage, ils m’usent depuis. Étrangement, je ne ressens pas de soulagement, non. L’impression qu’il manque quelque chose pour l’être..
C’est une pagaille pas possible ^^’ je ne dors plus beaucoup.
(Dis-moi que je n’ai pas perdu ton mail en supprimant des spams.. ? Je crains, maintenant)