Je lisais une bande dessinée, un peu improbable, décalée, largement imparfaite pour ne pas dire qu’elle ne fonctionne pas vraiment, mais avec un fond intéressant sur l’idée qu’ils cherchent à véhiculer : nous sommes liés à nos ancêtres par des poids invisibles.
Au détour d’une page, cette phrase. Un peu hachée. Comme la douleur.
« La symbolique d’une douleur au bras, c’est l’incapacité de le tendre, pour donner ou pour recevoir. »
Et peut-être pour me faire entendre l’écho encore un peu mieux, elle ajoute « comme mes parents qui ne peuvent pas accueillir leur héritage ».
Et comme par enchantement, mon bras s’est tu. J’ai accusé la chose, écouté mon bras, relu la phrase. La douleur m’est revenue, un peu atténuée : je touchais le nerf du problème, cette espèce de paralysie qui me met à terre depuis la mort de D.
Je dis, D. C’est arrivé quelques jours après, je l’ai jeté sans le vouloir au milieu de ma famille, un lien détruit à la vue de tous. Parfois je la tiens à distance et la nomme par son prénom ; depuis qu’elle est morte son lien à moi s’échappe. Et je me doute que cela participe à cette douleur, que cette névralgie me hurle ce qui est coupé, et surtout, comme ça fait mal.
Je réfléchissais à cette phrase, comme j’ai de la difficulté à accepter cet héritage. Je voudrais pouvoir le refuser (la loi prévoit une protection accrue du patrimoine lorsqu’il y a des enfants, refuser serait leur léguer ce fardeau). Et donc je commence à me répéter, presque en boucle, « j’ai de la difficulté à recevoir mais surtout à donner » avant de m’entendre pleinement penser : j’ai inversé ma pensée première, qui était « donner mais surtout recevoir ». J’ai accusé le coup. Parce que c’est vrai, même si j’ai pratiquement tout donné à la famille, à ses sœurs, à mes cousines, à Emmaüs, il s’est passé certaines choses que j’ai eu de la difficulté à accepter.
Comme, deux jours après sa mort, je n’avais pas encore fait le voyage, mes tantes qui me disent « moi je veux les tableaux » sans se préoccuper de ce que moi, sa fille, je souhaite.
Comme cette incroyable conversation (revenue telle quelle trois fois) à propos de l’héritage à la mort de mon grand-père « il a bien fallu lui donner des choses, c’était son père à elle aussi », sous-entendu « si on avait pu on aurait gardé pour nous » et dont elles voulaient désormais récupérer les objets sans se soucier du fait que ce n’était plus à elles, mais à moi.
Comme ce canif, que l’une m’a volé avec l’appui de sa fille, ma cousine.
J’ai tout lâché, presque. Elles ont voulu, elles ont eu. Aucun regret. Cela n’empêche pas la douleur d’être. Aurai-je un lien à elles à soigner, un lien à moi (et à mon absente famille), un lien aux objets donnés (pour ce canif, à contre-cœur tant ça a fait mal, cette manière, ce chantage ?) ? Qu’est-ce qui fait le plus mal finalement, d’avoir pensé que même dysfonctionnelle je pouvais compter un peu sur eux quand même ? D’être seule, finalement ?
Le canif, sans doute, ne passe pas (intéressant, l’objet lui-même, celui qui tranche net). J’ai ce travail sur moi, en cours ; accepter que je ne me suis pas battue (parce que c’était stupide) c’est aussi dévoiler que je me suis écrasée (parce que le SSPT).
Le vol du tapis de marche est encore un autre poids, revendu assez cher par ma tante, elle a gardé l’argent.
La montre de mon arrière-grand-père (celui à qui je dois mon prénom) qui fut ensuite entre les mains de mon grand-père durant 50 ans, et que j’ai placée dans ma poche avec un silence qui me laisse encore sonnée tant cela ne me ressemble pas d’être cachotière, aurait suivi le même chemin si je l’avais montrée, et cela non plus ne passe pas. Ni leur geste ni le mien. Devoir me cacher pour garder ce qui m’appartient est délirant.
Les vieux ordinateurs que j’ai emportés, mais qu’elle voulait – pour revendre – et où j’ai réussi à m’imposer, par peur de ce qu’elles allaient y lire de méchant et violent sur elles (et parfois je me demande pourquoi je les ai protégées).
Pourquoi c’est si compliqué, un héritage ? À donner. À recevoir.
Oui, tendre le bras et donner peut être douloureux. Depuis cette prise de conscience, la douleur reflue. J’avais peut-être besoin de ce temps pour comprendre la signification de ces gestes, à eux, à moi, de la douleur de l’arrachement (non les objets, mais le geste), de l’entendre, de l’accepter tel que c’est réellement, un vol et non un don, un don aussi puisque j’ai accepté, un don qui a fait mal dans l’instant puisqu’il ne l’était pas.
Tellement important à entendre.

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. Bande dessinée : Urbex, tome 2, Douleurs fantômes
. Livre audio : What hapenned to you ? en anglais
. Musique : Ren – Hi Ren (trouvée chez Kalys)
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