Il est grand immense, il a la peau noire de toutes ces journées à carboniser au soleil, les cheveux et la barbe tout aussi noirs, les yeux noirs, il n’y a bien que son pantalon pour ne pas être noir, il est orange fluo. À travailler sur les routes, le noir ce n’est pas visible. Il ne réalise pas comme il serait inexistant et en danger. Il voudrait l’enlever et mettre un short, il a trop chaud dans cette chose épaisse, criarde, moche. La hiérarchie a refusé en prétextant la décence. Ça le rend fou, cette histoire de décence quand un client lui ouvre sa maison dans un short crade, voire en petite tenue – même pas affriolante, la tenue. Le client a le droit de lui manquer de respect, pas lui. Mais ça le démange. Ils ont peur de quoi franchement, qu’une cliente quitte son mari pour lui ? Ça ne lui déplairait pas, notez, la mise à disposition des corps. Cela l’amuserait même, il pourrait déployer son charme qu’il sait ravageur. Il s’est construit sur ses muscles, une discipline minutieuse sur un rapport de force contre la société, la même qui lui doit cette place de dominant. La source de la colère qui le ronge. Il domine des câbles et les clients l’emmerdent.
C’est la seconde fois qu’il vient. Il est venu jeudi et ne sera pas payé pour le déplacement, encore moins pour un travail qu’il n’a pas pu faire : le client un peu stupide, a fait arrêter le câble vert à la sortie de son terrain, alors qu’il doit être raccordé un mètre plus loin, sous la plaque d’égout de Orange. Sans raccord, pas de fibre. Il est exaspéré, serre sa mâchoire, serre les dents, serre les mots qui lui viennent. Le tuyau le nargue à ses pieds, inutile.
Le client, peut-être stupide mais connaisseur de la loi, n’a pas le droit de transpercer la route pour faire un travail qui n’est pas le sien. L’homme non plus. Reste Orange, habilité mais absent, cher, avec un rendez-vous fort lointain dans le temps qui lui ferait s’échapper la rémunération convoitée et qui lui appartient de plein droit. Le client renvoie la responsabilité sur son employeur, l’homme la renvoie au client, le client s’agace et voit s’échapper la fibre comme lui sa paye.
Il a une vie après le travail et il le leur dit, qu’ils comprennent que s’il reste c’est vraiment pour eux. Le client stupide se fend donc d’une solution qui l’arrange bien, il y a veillé durant une heure, en le dirigeant subtilement dans la bonne direction, avec force râleries mais aucun mouvement de départ vers sa voiture : vendredi, le client va trucider le bitume et amener le câble sous la plaque. Et samedi, le travail étant fait, l’homme pourra raccorder la fibre. Et être payé.
Il a observé le compteur électrique intérieur, et demandé s’il était bien à la norme RJ45, parce que si ce n’était pas le cas il ne pourrait pas mettre la fibre et ça ne serait pas de sa faute, comprenez bien. Personne ne fait son travail correctement, c’est comme ça. La cliente n’en sait rien, le client n’en sait rien, il soupire, on ne peut vraiment pas travailler dans ces conditions. C’est à cause de ce genre de personnes que lui, n’est pas payé.
Samedi.
Il a observé la maison. Jeudi il avait une once de respect dans la voix, on ne sait jamais sur qui on tombe. Aujourd’hui, il voit bien. Il n’y a rien à respecter. Il vérifie tout de même à voix haute : « il y a une erreur, il va falloir renvoyer la box là, elle est pour la télévision, et vous n’avez pas la télévision il me semble ». Et la cliente de confirmer, sans remarquer que cela sonnait pratiquement comme une question, malgré l’absence de point d’interrogation. Étonnant tout ce qui peut passer en sous-titre lors d’une conversation-monologue. Il en secoue la tête, légèrement. L’offre était moins chère avec la télévision, treize euros par mois pendant une année. Dit-elle.
Il se tait. Il a bien quelques phrases, mais les garde.
Le temps passe et il est bloqué ici ; il est seul pour faire un travail qui mériterait deux employés. Le câble commence par refuser de partir depuis la route vers la maison, il doit donc faire l’inverse. Et prévient le client que si ça ne fonctionne pas depuis la maison, c’est mort. Il ne va pas y passer la journée, sa patience se creuse. Depuis la maison, enroulé dans sa boite, le fil noir refuse de se laisser emprisonner dans sa gaine et l’oblige à nombre d’aller-retour pour le décoincer, il n’en peut plus. Il anticipe, en réalité, la pénibilité. La cliente propose, dès la première fois où il entre et râle, de l’aider. La moindre des choses. La pertinence du genre, peut-être. Il tire depuis la route le câble dans l’entrelacs souterrain, il tire fort, il tire vite, elle peine à remettre le fil droit sans crispation. Et. Ça. Bloque. Elle fout quoi sérieux ? Lorsqu’il rentre dans la maison, il l’a trouve assise devant le fil et la tension monte. Elle ne comprend même pas qu’il s’énerve, incroyable. Est-ce qu’elle l’a fait exprès de le débloquer pendant qu’il venait ? Il repart, tire encore plus fort, plus vite, ça bloque, il rentre dans la maison, ouvre la bouche et… Tient sa langue. Il n’y a plus de câble à tirer, fin du rouleau. Il repart sans un mot.
Lorsqu’il revient, il branche et plaque au mur, sans avoir à ouvrir le compteur. Il s’est renseigné, depuis. Trois ans sans poser de fibre, il faut le temps que les choses reviennent. Il est fier d’ailleurs, sur les quatre heures prévues de travail, il n’en a fait que deux et tout fonctionne.
Pour lui, c’est terminé et il compte bien partir rapidement, dès que son rapport est envoyé et validé. Ils demandent si ça fonctionne, il dit que oui son test le prouve et ça lui suffit. Ce n’est pas à lui d’installer le reste, et d’ailleurs si jamais il y a un souci ce n’est pas à lui de le résoudre, il faudra appeler pour retourner la box défectueuse. Il tape vite sur son téléphone, ne pas rester en cas de problème.
La cliente ouvre le carton, sort la boîte blanche, deux cordons (un blanc, un noir), un embout mural ; pour le téléphone, précise-t-il pour elle, déjà idiote, à manipuler les choses. Qu’ils n’ont pas davantage que l’écran plat à images. Évidemment. Il prend sur lui pendant qu’il écrit sur son téléphone, pour l’aider « il faut brancher l’embout rouge dans la box, et l’autre câble pour l’alimenter ». Elle retourne la boite, ne se bouge pas, ce n’est pas possible de ne rien comprendre comme ça. « Madame, je vous ai dit de brancher le câble rouge de mon boitier au sol, dans la box ». Il se tourne vers le client, « Madame n’est pas très technologie ».
Madame a eu très envie de brancher le câble au sol avec son bout rouge, dans un espace prévu pour un vert ou un rose, juste pour le plaisir.
Madame savait pirater un site avant que tu ne travailles dans les rues avec ton téléphone, a pensé Madame. Et a démonté puis remonté sans difficulté son premier ordinateur pour en comprendre le fonctionnement.
Madame, n’ayant pas d’égo à redorer face à un homme viril et puissant, l’a laissé gentiment dans son ignorance crasse et genrée.
Ne jamais instruire les imbéciles, disait son grand-père.
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Quelle aventure, tout ces câbles et cet homme noir de partout…
C’était hallucinant de remarques en tout genre ! Enfin au moins, je suis reliée au monde maintenant 🙂
Oui, l’essentiel c’est que la fibre fibre bien 😊 et qu’on puisse te lire !
🙂 L’étrangeté du retour, après deux ans et demi de repli et silences..