Vendredi 1er novembre – Mouvant
Hier soir, Youtube m’a offert un nouveau contenu (il est donc entièrement responsable de votre saturation à venir). L’algorithme a bien intégré ma personnalité du moment, il me propose par exemple toutes les phrases d’Amélie Nothomb (ce qui est un plaisir autant qu’un supplice : tous les journalistes se relayent pour lui poser exactement les mêmes questions, c’est proprement insupportable).
Et ainsi, j’ai découvert sans le chercher un documentaire créé par Mylène Farmer, cinq années après le reste de la planète. Je mesure régulièrement comme je suis une fan très éloignée de son artiste… je ne connais pratiquement rien d’elle (en dehors de ses textes qui disent tout). J’en ai regardé une heure hier soir, et je suis touchée par les mots qu’elle pose entre elle et son public, sa manière de parler de la danse, comme elle se dévoile, aussi. Je comprends cette poésie grâce à laquelle elle survit. Elle a cette phrase alors qu’elle découvre un lieu, « je ne suis personne » qui m’a fait manquer un souffle sur l’écho en moi.
J’en ai terminé le visionnage aujourd’hui, je suis toujours autant remuée par les liens que je ressens, entre angoisses et solitude. Il y a une certaine douleur – cernée d’apaisement – à partager un même mal de vivre. Je crois saisir que ce qui m’a portée après son concert, est le même état de sidération bienheureuse pour elle après une tournée, qui s’effiloche ensuite pour retourner à l’angoisse trop connue (son shoot à elle est sans doute plus puissant encore) et elle a la chance de le renouveler à chaque tournée (pas moi).
Ce qui m’a le plus touchée, sont ces mots en voix-off. La vidéo est immersive, intimiste. Le cameraman a filmé seul, durant deux mois et demi (suivi de 9 mois de montage). Le début empli d’objets a été filmé dans le salon de l’artiste, sa chambre, son jardin… lorsqu’elle partage, elle est entière, elle ne retient pas.
Elle m’apaise.
Ma tante m’avait prévenu une heure avant : elle n’allait pas bien du tout, se prenait les pieds dans les phrases, mangeait à peine – et qui la connaît sait que c’est inquiétant, qu’elle laisse son assiette sans y toucher. Elle a continué de manger après la mort de sa sœur de 15 ans dans ses bras, elle a continué de manger après la mort de son père adoré, puis de sa mère tant aimée, elle a continué lorsqu’elle a fait une fausse-couche, elle a continué après la mort de l’homme qui a partagé 60 ans de sa vie, elle a continué de manger après qu’on l’ai placée de force en Ehpad, après avoir perdu toutes ses affaires et celles de son mari puis sa maison, elle a continué de manger après la mort de sa fille, et là elle s’arrête ? Comme ça ? Elle a vu un panneau stop avec une faux dessinée dessus, ou bien ?
Au téléphone, ma grand-mère était confuse, elle s’emmêlait dans les mots, ils prenaient une place qui n’était pas la bonne. Elle disait le la non voulait les le mais non vous parti je table la vers tu les, elle disait je ne sais plus, elle a ajouté de manière très cohérente soudain je voulais te dire quelque chose mais j’ai oublié et c’était un quelque chose qui ressemblait à des phrases perdues dans l’univers. Toute la lassitude, la fatigue, les quatre-vingt-seize ans presque dix-sept s’exprimaient comme on trébuche. Ça m’a fait peur. Si je ne l’avais pas su avant, j’aurais pensé à un AVC mais c’était la vieillesse qui l’avait rattrapée, d’un coup, comme ça. Et puis soudain elle m’accroche avec elle, elle me redemande, c’est Ambre ? et elle me lance hier nous sommes allés voir les tombes tu sais – oui je sais, j’y allais tous les ans avec eux sur les tombes, j’y ai développé un goût pour les cimetières (et les photos bizarres, peut-être) – et il faut que tu participes d’accord ? C’est important, tu dois, elle s’énerve et trop vite les mots repartent, il ne reste que ceux là, « tu dois participer, c’est pas beaucoup » et aussi « Tu vas le faire ? Un peu ? C’est important ». Mais à quoi je dois participer ? A faire le tour des morts ? Est-ce qu’il le faut vraiment, aller danser sur la pierre de ma mère et l’écouter être navrée ou hurler que je suis tellement tellement conne, égoïste, méchante ? J’écoute ma grand-mère se perdre dans ce que je dois dois DOIS jusqu’à ce qu’elle clarifie au détour d’une allée sombre : il manque le nom sur la stèle. Ma mère semble enterrée sous une terre et une pierre et une stèle et alors, elle n’y est pas, dans le même temps elle n’y existe pas, elle y est sans y être, non nommée. Et je ne sais pas, je ne démêle pas si elle dit vrai ou si elle est catastrophée d’autre chose, d’une enfant morte, peut-être, d’une vie trop longue, aussi. Elle veut que je promette de participer au financement mais je ne peux pas, je ne peux pas payer, je ne peux pas encore payer pour une femme qui m’a cognée dans des murs et offert un martinet à noël emballé dans un papier cadeau, je ne peux pas m’occuper sans maltraitance là où j’ai été maltraitée, est-ce qu’on grave sur une stèle à D. D. qui a tué sa fille, est-ce que vraiment ma grand-mère veut ça ? Je réponds et c’est déjà un mensonge, que je vais en parler avec ma tante (et si elle-même ne l’a pas fait, nous avons au choix la possibilité que ma grand-père perd pied, ou que mes tantes ont décidé de payer sans m’en parler parce que la somme est effectivement faible), ça apaise ma grand-mère à qui je dois bien le répéter cinq fois que je vais appeler ma tante pour voir avec elle cette histoire de nom à graver et c’est réellement cinq mensonges parce que je ne le ferai pas, je trébuche sur la tombe et l’année écoulée et l’anniversaire qui arrive, je trébuche de mille manière sur ma mère encore et encore, je ne peux pas. La mort ne résout rien.
2 novembre
La connerie est éminemment masculine – et du soir.
Parce que je sais ce qui s’est caché derrière, la souffrance à l’origine, je pleure et accepte ses excuses – reste blessée.
Dimanche 3 novembre
Je me suis levée avec cette disgrâce caractéristique des coups reçus à l’âme, la tête lourde des larmes versées. Articulations brisées sur ce qui ne lui ressemble pas, j’ai la nuque douloureuse jusque dans la colonne.
La journée a passé, entre douleur, fatigue et vague ensoleillement.
4 novembre –

Il grisaille jusque dans ma tasse de gingembre, la pétillance pointe son nez avec le premier rayon de soleil et les biscuits à la noisette – elle est indispensable. Je m’obstine à étendre du linge dehors, c’est toujours ça qui sèche un peu à l’extérieur, une humidité qu’on ne respirera pas. Il termine sa nuit à l’intérieur, sec au matin suivant.
Les lapereaux sont nés dans la nuit. Sans l’anticiper, j’ai pris la photo au moment où il balayait l’espace. Mon beau-père soulève les boules de poils qui les protègent, et nous admirons celles qui n’en ont pas encore… et un rat. Le petit dormait, bien au chaud contre eux, sans leur faire le moindre mal… Est-ce qu’on sait seulement comment s’équilibre le monde ?

[TW mort]
Au travail de LeChat, un homme est mort, le père d’un collègue s’est fait renverser par une voiture à quelques pas de l’entreprise. Il avait des liens avec chacun, ils sont sous le choc, il y a cette vague qu’ils ont tous pris de plein fouet, sidérés. Ils n’avancent plus, la journée s’est évaporée, chaotique.
5 novembre – Imprévisibilité chronique
Je pensais peindre. J’essaye de dessiner au crayon un peu tous les jours (avec un nombre de ratés pas possible), j’en suis à 65/100 même si c’est peu, moche, non exploitable. J’apprends le corps humain au crayon. Mais cette fois je voulais peindre, tenter la couleur sur les doigts et combattre le noir de novembre.
La matinée m’échappe dans des courses imprévues, mon beau-père m’emmène et j’embarque à mon tour Kira avec moi pour porter les packs de lait de riz – j’en suis incapable. En sortant, je demande au monsieur SDF s’il a besoin de quelque chose pour tenir face à l’hiver qui arrive, des vêtements chauds peut-être ? Il voudrait un duvet, il veut partir sur le chemin de Compostelle, marcher, et je ne le dis pas mais marcher vers le sud est une sacrément bonne idée. Je sais que je n’ai rien à la fripe mais je pense lancer un appel au groupe.

Sur le retour, la secrétaire de la pneumologue me demande si je peux déplacer mon rendez-vous de jeudi à aujourd’hui… ma journée s’envole mais j’accepte malgré mon immense fatigue parce qu’ainsi la fin de la semaine sera libérée d’obligations.
Je m’aide avec l’oxygène, pour tenir, et ce livre.
Pas de peinture, alors.
A l’arrêt de bus, la dame aux longs et épais cheveux blancs est là, ce que je craignais beaucoup. Elle parle tellement, je suis chaque fois assommée. Elle m’explique son fils (le troisième) qui lui parle très mal, elle me dit « c’est à cause de lui que je suis malade comme ça, j’ai de graves problèmes vous savez » et je ne sais pas si c’est à cause de lui ni si elle a vraiment des problèmes de santé, je n’ai jamais su autre chose que cette phrase, j’ai de graves problèmes de santé si vous saviez. En cinq minutes, je le crois sdf mais non il vit dans une cabane en forêt sans électricité et qu’il ne supporte pas de venir chez sa mère qui n’a pas internet, qu’il est à la limite d’être sociopathe (je crois qu’il pourrait tuer ou violer vous savez), qu’il lui crie dessus tout le temps, que ce week-end elle va aller voir son autre fils et ses petits-enfants, très gentils et respectueux, qu’il faudrait qu’elle déménage et aille vivre vers chez lui, qu’ici elle a du mal à monter sa mezzanine, qu’elle est très vieille « j’ai 65 ans vous savez ». Lorsque le bus arrive, je suis submergée de tous les mots qu’elle a prononcé, je chavire un peu. Au moment de passer ma carte, je m’aperçois que le système a changé (impossible de voir combien il me reste de voyages) et… je la lâche. Elle reste trop longtemps sur le boîtier plat parce que mes doigts patinent, deux voyages me sont débité au lieu d’un. Fataliste, j’arrive enfin à la reprendre et m’assoit. La conductrice, très réactive, fait alors payer la dame qui est montée avec moi, en me donnant l’argent… je n’y avais même pas pensé.
Je cale les écouteurs et monte le son pour couvrir le bus, la radio m’agresse, le moteur hurle sa carcasse de monstre sur roues, tout est trop. Je lis quelques pages, pas vraiment concentrée.
Ma correspondance étant 20 minutes plus tard, je me déplace à la boutique des bus afin de récupérer les nouveaux horaires pour mon trajet ville-village (même si ça changera encore en janvier, deux fois par an ils bousculent tout). J’en profite pour demander combien il me reste de voyage : ils ne savent pas non plus. Leur système a changé en mai, j’aurais dû m’en apercevoir visiblement (la dame est à la limite de l’impolitesse). Maintenant ils ne peuvent plus rien pour moi. J’ai donc une carte avec 20 voyages plus celle-ci au chiffre inconnu, que je ne peux même pas faire basculer sur leur nouveau système (payant, 2 € la carte en plus des trajets), c’est trop tard. Elle me confirme que je peux m’en servir, je ressors tout de même un peu perplexe.
Dans la salle d’attente de ma pneumo, je continue de lire Elizabeth, franchement autiste sur ses bords THQI, et qui m’amuse beaucoup.
Sur le retour, je marche trente minutes jusqu’à la médiathèque, espérant me mettre au chaud et au calme… une représentation peut-être, un spectacle, quelque chose envahi l’espace sonore et physique, la musique est mise très fort, la foule est compacte… je me recroqueville dans un coin avec le plus difficile passage du livre, et je pleure cachée dans mon fauteuil sur la mort des êtres. Je voudrais ne jamais m’arrêter de lire des livres comme ça où je me sens représentée (même si je ne suis pas chimiste THQI), même si je pleure dans un lieu public tous les échos, toutes les vagues qui m’assomment. Je suis frappée comme l’autrice sait, frappée par la justesse des vivants à éviter les endeuillés, à te contourner pour ne pas être contaminé. Je suis bouleversée par ce qui se réveille en moi, consternée d’être incapable de ne pas pleurer sur un livre.
Lorsque je repars, il y a toujours autant de monde. Sur le chemin une phrase tourne dans ma tête – ne te fais pas renverser, ne te fais pas renverser, ne te fais pas renverser – et je crois que la musique m’isole si fort que mon instinct me signale peut-être que j’ai tort, que c’est dangereux, que je pourrais ne rien entendre.
Le bus est en retard de 15 minutes (partira avec 20). Je vérifie qu’il va bien chez moi (pas deux fois), et.. non. Bien sûr qu’il n’y va pas (pourtant l’appli me disait que si). Il ne sait pas comment je peux faire et s’en fou, en fait. Je me cale sur un siège pour laisser monter la foule, pensant redescendre et voir mes possibilités futures, quand je vois grimper la dame aux cheveux longs et épais de mon village. Elle sait, elle, elle sait qu’on peut rester ici dans le 72, en descendre au lycée puis monter dans un autre 72 qui lui ira chez nous. C’est tellement ubuesque, les bus ici. Je ne sais pas combien de directions différentes il a, un jour il me faudra compter (si ça se trouve, 72).
À notre suite montent des contrôleurs : la dame me demande « mais c’est quoi cette carte » eh bien l’ancien système… Elle me dit que je dois acheter la nouvelle carte et basculer les trajets dessus, et quand je lui explique que ce n’est plus possible elle lâche l’affaire. Je crois que si elle m’avait verbalisée, je hurlais autant d’épuisement que d’agacement.
Je m’inquiète de ce que le second bus ne nous attendra pas, avec tout ce retard, mais la dame aux longs cheveux épais me dit de ne pas m’en faire, il est lui-même tout le temps très en retard. Et en effet…
Dans le deuxième 72, des personnes dont un jeune ne sont pas dans la bonne direction – c’est étonnant, tiens – et le chauffeur, tout en conduisant, essaye de leur trouver une solution avec des collègues au téléphone. Je me demande, mais ça leur arrive combien de fois par jour, de tenter de trouver des solutions à des chemins empruntés dans le mauvais sens, alors qu’il suffirait, je ne sais pas, je dis ça au hasard, je ne suis pas spécialiste, de numéroter les destinations différemment ?
L’humanité m’épuise.
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. Artiste japonaise : Chiharu Shiota



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