Je ne sais pas ce qui est arrivé à ce mois de juin, il sonne comme quelque chose de précipité, d’un enroulé sur lui-même qui dévale la pente, et moi la tête à l’envers je viens d’atterrir en juillet. C’est un mois où la nouvelle stabilité – je suis officiellement autiste pour le monde – rejoint l’instabilité nationale – pas faute d’avoir essayé. Mon village continue son triste record d’une personne sur deux vote RN, je cherche de l’air. Mon plus jeune songe à retourner à l’école au moment où les uniformes bleu blanc (rouge) apparaissent et me crispent, la double nationalité devient soudainement un problème (mon mari, ma meilleure amie), la transidentité est de moins en moins acceptée (mon ainée), et je ne suis pas certaine de bien faire avec la reconnaissance de l’autisme dans un monde qui se focalise sur les différences pour les frapper. Je regarde leurs cases, on coche. L’avenir n’est pas joyeux, qu’importe le résultat la semaine prochaine, ça va de toute façon basculer, maintenant ou aux présidentielles ou plus tard. Il va falloir se préparer à davantage encore de recul social, identitaire, féminin. Dans des moments comme ça, je regrette d’avoir des enfants à balancer dans cet environnement inhospitalier. Comment oser mettre au monde un être alors qu’il devient si difficile de se sentir humain, où aider son prochain est devenu un délit, où détruire la planète est prioritaire sur sa sauvegarde. Comment. Je ne sais plus.

Donc. Juin et sa disparition.
Il y a eu un lundi – j’ai mangé son numéro, mais la suite s’enchaine de manière classique. Je deviens présidente sur un malentendu, l’association a besoin d’un nom et tout le monde regarde ses pieds. Je ne peux pas laisser faire un délitement, je dis « si vous voulez » et elles me sautent dessus, je suis désormais responsable et je signe des papiers. Je me fourre tout le temps dans des situations pas possibles.
A.M. exprime comme le résultat des européennes est une catastrophe, je la rejoins et le silence des six autres femmes autour de la table me percute, leurs yeux qui se défilent. Une personne sur deux, dis-tu ? Trois personnes sur quatre, visiblement. Une association qui aide les enfants et les écoles malgaches. Nous en sommes là.
Ce même lundi je récupère Prince, absente depuis trois semaines.
Le mardi, Prince, bien qu’épuisée et un peu déconnectée, ne s’effondre pas comme la dernière fois. Je note cette victoire, soulagée. Elle me chipe ma besace Totoro, je me doutais bien qu’elle lui plairait et m’étais préparée à ce vol qui n’en est pas un (je la lui ai présentée en la lui offrant, si elle était intéressée).
Mercredi je retourne à l’association pour aider, puisque personne ne peut accompagner la nouvelle, et j’en fais trop. Je suis incapable de rester assise, le mouvement répété des bras qui se lèvent et soulèvent tuent les cervicales plus sûrement que les sacs que j’évite de porter, eux. Heureuse d’être là pourtant.
A.M. m’appelle, me demande si j’accepte de voter par procuration pour elle au second tour. Je suis touchée qu’elle me solicite, comprends aussi que le choix est limité désormais.
Jeudi, je ne me remets pas, j’allonge la douleur et la fatigue. La vie pourtant continue, ma tante-marraine me téléphone pour se plaindre de mamie qui la harcèle et panique dès qu’elle n’arrive pas à la joindre. Je profite de l’occasion pour expliquer que le problème n’est pas nouveau, que c’est familial, que je l’ai lu dans les courriers de ma mère entre elle et la famille. M’avait sauté au visage un mécanisme de culpabilisation intense que je pensais entre ma mère et moi mais qui est bien plus large : nous passions tous notre temps à nous excuser de ne pas avoir répondu plus vite, sur des pages parfois. À nous excuser, et à faire culpabiliser l’autre. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’avec la vieillesse, ce trait familial explose. Je suis entendue, c’est presque un miracle.
A.M. se déplace jusqu’à moi, je signe les papiers pour la procuration.
Vendredi j’angoisse. Vendredi je traverse Avignon, je suis (très) loin de chez moi, je me tords les mains mais surtout je m’arrache la peau. Dans le cabinet je ne parle pas ou pratiquement pas, mes mains me brûlent d’être frottée et je continue pourtant ; le verdict définitif tombe et je suis incapable d’en prendre la mesure. L’errance est terminée, nous sommes autistes, point. Le soulagement survient ensuite, je n’arrête plus de rire et de chanter sur le retour.
Le parcours, long, pénible, fatigant, éreintant, culpabilisant, commencé officiellement en 2017 avec une pédopsychiatre du CMP (mais le premier psychologue rencontré date de 2011, elle avait 3 ans), vient de s’achever. Il a fallu trois psychologues, une pédopsychiatre, une psychiatre, trois médecins généralistes, aucune écoute, des urgences de soin au milieu pour mutilations, trois déscolarisations et sept années ou seize, c’est selon d’où l’on regarde, pour parvenir à cette évidence : Prince et moi sommes, aux yeux de la société, définitivement autistes et en situation de handicap.
Qu’advient-il, alors, de ce que nous sommes. Nous. À nos yeux.
J’étais si anxieuse, je me suis irritée la main à la frotter gratter (à sang sur la droite, la gauche s’est contentée d’être brûlée – c’est presque de la politique). Le silence de ma voix ne l’a pas beaucoup aidée, mais doucement nous y sommes arrivés, elle et moi, à dire. Elle est une psychiatre taiseuse, taciturne mais pas seulement, de temps à autre aussi elle sourit – mais je ne sais pas comment sont les autres. Nous nous revoyons une dernière fois, pour le dossier MDPH que j’ai failli décliner parce qu’elle m’a pris de court et que je n’ai jamais la bonne réaction lorsque voilà, je suis prise. de. court. J’ai manqué murmurer non, j’ai patiné, il y a eu un long blanc le temps que mes pensées se réunissent et j’ai dit oui en sachant qu’un refus me vaudrait une (petite) engueulade de LeChat. Parce qu’effectivement, j’ai besoin de cette aide. Cette réflexion que je me suis permise a sauvé ma réponse, je devrais toujours me l’accorder – je serais plus étrange encore, j’imagine.
Je suis officiellement autiste.
Ce qui fondamentalement ne change rien et donc, change tout.
Hier j’étais autiste sans diagnostic tout autant que je le suis aujourd’hui avec, tout est exactement à la même place, je suis la même qui ne décrochera pas le téléphone pour appeler, je suis la même qui ne peut pas conduire, je suis la même qui n’arrive pas à parler en groupe, je suis la même épuisée rien que de me lever le matin.
Terminé les regards condescendants parce que je me permets une étiquette sur moi-même, terminé les conversations ubuesques où on m’explique que mais non je suis « normale » – merci, tiens – ou que mon fils « va très bien c’est à la mode tout ça ». Comme si on se pensait autiste par pur plaisir. Comme si voir son enfant se jeter contre un mur, se mutiler par panique, était « normal » comme ils disent. Comme si mes difficultés sociales étaient inventées.
Je suis tellement fatiguée, je fais le tour du cadran. J’assomme la nouvelle à coups de nuits et d’inconscience.
Samedi devait se dérouler à Lyon, est annulé faute de prévoyance et de trains. Je le passe à dormir, de la même manière que je vais dormir dimanche et le voir disparaitre de ma vie. Une plongée pleine, entière et sans rêves. C’est arrivé après le diagnostic, je n’ai pas saisi s’il s’agissait d’un poids retiré de moi ou d’un poids ajouté sur moi, mais j’ai eu cette sensation de chape de plomb indéniable qui me fermait les yeux de force. Tout aussi soudainement, j’ai arrêté de dormir, retrouvant ainsi mon cycle habituel de batailles à coup de mélatonine, de rêves, de cauchemars, d’insomnies. Je garde donc les cernes, je dessine, je peins et je ne lis plus qu’à peine.
Tout a basculé en restant à sa place. Je réapparais vaguement lundi, et je ne sais pas ce qu’est devenu cette semaine ni même la suivante. J’ai peint, dessiné, enseigné, passablement déconnectée de tout mais fortement liée à moi. Quelque part au milieu de la vie réelle, les pompiers sont venus chez les voisins, ma belle-mère m’a apporté des fleurs, Hibou a pleuré de détresse sur ses cours de remise à niveau, j’ai préparé de nouvelles salades délicieuses, nous avons frôlé la canicule, beaucoup joué à Darwin (magnifique et équilibré), j’ai passé une énième IRM, j’ai mangé des fleurs, j’ai répertorié trois nichées de mésanges chez nous et j’ai très peu lu.
Vendredi 28
Et soudain, une date précise. Évidente.
Beaucoup moins évident fut de faire mes bagages. Je suis toujours dans ce flottement d’après diagnostic et surtout, de prise de conscience de mes limites. Puisque Lyon est trop pénible et trop cher pour quelques heures volées (B. et moi devions chacune effectuer la moitié du voyage), nous avons prévu Paris sur un weekend (je me déplace). J’appréhende cette ville, ma ville, son bruit incessant, ses odeurs, sa pollution. Et le manque d’oxygène, littéralement : LeChat a oublié de me faire livrer l’appareil sur place.
.
Ce voyage sera à raconter à part. J’ai tenté de me raccrocher aux souvenirs et prises de note, de ne pas oublier ce mois si important et riche. Deux mois que je n’écris plus rien dans l’agenda-journal, alors je le pose là, en plus construit.
En savoir plus sur Carnets
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
Je suis soulagée pour toi. C’est insupportable de se croire normale, ou d’être considéré comme telle, tout en sachant combien ça nous coûte à l’intérieur.
Merci 🙂 C’est épuisant de se maintenir au rythme des autres, à leurs capacités. Culpabilisant de voir les autres réussir ce que soi-même on échoue, qui semble si simple et ne l’est pas. Et c’est apaisant d’avoir une reconnaissance extérieure officielle, un sésame à présenter. Je suis moi, et c’est à prendre comme tel.
Je crois que les mots posés valent toujours mieux, surtout face à ceux qui n’accordent que peu de crédit aux ressentis. Une fois cela posé, je ne dis pas que tout est plus simple, mais la reconnaissance de ce qu’on est, de ce qu’on vit donne un socle, un soutien pour être dans le monde.
Quant à juin et à tout ce qui se passe en ce moment, je ressens beaucoup de flou, de peurs que je tente de tenir à distance, mais qui creusent leur lit tout de même sans intervention volontaire.
Affectueuses pensées riches d’espérance tout de même. Car il y a de belles personnes aussi dans ce monde un peu fou.
C’est exactement ça, un socle ! Quelque chose qui peut être dit, expliqué (ou pas) mais qui désormais sera la base, ou le lien entre soi et l’autre.
Il est étonnant ce mois de juin, difficile à cerner. Je te souhaite que juillet soit plus doux, que les peurs reculent.
Ce monde un peu fou s’est finalement un peu réveillé, alors que je n’y croyais plus ! Cette peur-là en tout cas, a reculé de quelques pas 🙂
De douces pensées pour toi
Des mots qui aident, j’espère que les écrire t’a apaisée…
Oui et non, en ce moment écrire ne me procure plus de soulagement. Quelque chose coince, je ne suis pas certaine de cerner la cause. Je retiens peut-être trop. Par contre le diag posé, oui : )