・Je n’ai pas dix-huit ans, peut-être seize, peut-être quelque chose de l’adolescence basculant vers l’adulte. La maison a un escalier en rectangle, il tourne vers les chambres et PetiteSœur apparait, elle a les cheveux bouclés de sommeil, des semaines et des mois d’hibernation sans jamais y passer le peigne, elle y garde les rêves. Elle compose le monde dans ses cheveux, elle en éloigne l’ordre, ne pas déranger merci. Un pêle-mêle de joie brouillonne et sauvage, de boucles précieuses à ne pas briser. Elle garde jalousement une beauté folle, j’ai la bêtise d’y apporter du réel. Je regarde ses boucles superbes et compactes – on n’y passerait pas une aiguille – Virginie m’explique, elle a peur de les perdre, elle veut les garder ainsi, boucles féroces et éclatantes, elle n’écoute personne. PetiteSœur a de grands yeux, immenses, magnifiques comme ses boucles, je lui explique tu sais, les cheveux ont besoin d’être brossés de la poussière pour respirer. De briller des rêves qui volent, du monde qui tombe, de l’adultisme qui s’engouffre partout sans qu’on ne lui ai rien demandé.
Elle a brossé ses cheveux, pleuré un peu de la difficulté à retirer les oiseaux ou les rêves ou les nœuds des arbres. Et j’ai gardé en moi deux sentiments parallèles, la puissance d’une parole extérieure au cercle premier, l’ingérence honteuse dans l’enfance.
Quelle adulte voulais-je donc devenir ?
・Ma mère m’a frappée. Sa colère s’est enroulée autour de son poignet, ses yeux ont balancé sa rage, elle a hurlé des morsures sur ma peau. L’heure du repas est passée sur un soleil éclatant et un relevé de notes catastrophique, j’ai courbé le dos sous les coups, j’ai à peine touché à mon assiette et chacune est retournée à ses occupations, travail et école.
Virginie m’attend comme chaque jour sur la route, elle voit. J’ai pleuré et je ne marche pas très bien, sous mes pieds le choc. Je pleure d’angoisse, nous allons en sport et la prof et moi ne nous aimons pas beaucoup. J’ai peur d’elle, une femme pleine de bijoux qui passe son temps à hurler ou à nous montrer ses bagues, comme cette chose étonnante, un ongle en or relié à une chaîne en or elle-même liée à un anneau en or, sur lequel s’extasient toutes les filles de la classe. La cour du Roi Soleil. Sauf moi. Je hais le sport, je ne comprends pas le jeu des apparences, je ne saisis pas que si j’étais en extase j’aurais de bonnes notes à sauter sur la richesse au lieu de barres que je rate. C’est Virginie qui parle dans un soutien indéfectible, elle se place entre le Soleil et le microbe, et la prof demande à voir mon dos. Nous partons toutes les trois dans les vestiaires, je retire mon pull, elle observe et elle lâche, Ce n’est rien. Elle accepte que je reste dans un coin pendant le cours de bijou-sport, mais me fait comprendre que j’en fais beaucoup pour pas grand-chose.
Quelques mois plus tard, ma mère (qui ne supporte plus mes entorses à répétition qui m’empêche de jouer du violon) obtient un certificat pour que j’arrête totalement le sport. L’affaire passe devant la directrice et la prof, c’est un scandale de retirer un enfant de son cours. Et parce qu’elle perd la partie malgré son immense colère qui éclate comme une bulle de sang dans la petite pièce, parce que je vais effectivement arrêter le sport, la prof criera sur ma mère, deux personnes en rage déjà prêtes à se taper l’une l’autre et se lançant des injures, tout ça pour que je ne joue pas au ballon, qu’elle au moins, ne frappe pas sa fille à coups de ceinture.
Silence.
Trois silences adultes qui s’observent, et ma panique qui monte. Et l’incompréhension, finalement ce n’était pas rien mon dos ?
Nous sommes reparties, ma mère devant, dans ce silence. Elle ne m’a plus adressé la parole les deux jours qui ont suivi. Étonnamment, elle ne m’a pas frappée. Et nous en sommes tous restés là, la prof, la directrice, ma mère, avec la ceinture entre nous.
Virginie a méprisé cette prof qui m’avait mise en danger, lui parlant mal durant ses cours, soutien encore et encore.
・J’écris des lettres à des filles de mon ancienne classe, et il y a Cécile que j’aime beaucoup. De longs cheveux, des yeux bleus en amande, gentille, j’aime nos échanges. Virginie se plaint dans un courrier que Cécile se moque d’elle avec d’autres filles, un harcèlement s’est mis en place. J’arrête d’écrire à Cécile, soutien indéfectible.
・Ma mère collectionne les timbres français et me refuse une collection à moi, parce que « une c’est bien suffisant ». J’envoie des timbres magnifiques à Virginie, elle m’écrit d’insister pour en faire une aussi. J’insiste. J’insiste tellement que je finis par obtenir le droit de collectionner les timbres d’animaux du monde entier. Nous nous échangeons alors des centaines de timbres avant que je ne triche, je garde aussi ceux sur la nature, les fleurs, les arbres. Puis d’autres thèmes, parce que c’est beau si vous saviez, un petit carré de papier coloré. Toujours avec le soutien de Virginie, heureuse d’agrandir mon mensonge.
・
C’est ainsi que toi et moi,
dans les limites de la mémoire,
avons été amies.
・
C’est hier, chaque instant est hier.
Elle m’a dit, les personnes autistes n’ont pas toujours une conception linéaire du temps.
Je crois que ça explique beaucoup de choses sur moi.
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